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Une porte au fond de la cour, fermée. Aucun problème. En quelques gestes — Corso avait enfilé des gants de latex et sorti son kit de serrurier —, il eut raison de l’obstacle et s’engagea dans un couloir obscur. Il activa le système de géolocalisation en temps réel de son mobile et mémorisa sa position. Il n’avait aucun sens de l’orientation — encore un point fort pour un flic — et il n’avait pas envie de se perdre dans un dédale bourré de rats.

Enfin, il repéra un escalier et descendit. Il n’avait toujours pas allumé le commutateur et s’éclairait avec son portable. Tout de suite, l’odeur de moisi le prit aux narines et ranima en lui de sales souvenirs. Les caves, c’était toute sa jeunesse. La dope, les viols, le meurtre. Pas question d’inviter tout ça à sa table ce soir.

Une fois en bas, il estima qu’il pouvait allumer : il était hors de vue de la surface. Le plafonnier révéla des murs de briques, des portes vermoulues, des gravats, de la terre battue. En avançant, il s’éloignait toujours de sa position initiale, c’est-à-dire le mur mitoyen avec Le Squonk, mais il espérait trouver un autre couloir qui le rapprocherait de la boîte.

Enfin, il put tourner dans la bonne direction. La chaleur augmentait, comme prisonnière de ces murs. Le boyau s’amenuisait, des cadenas verrouillaient les portes, l’odeur devenait irrespirable. Selon ses calculs (et le signal de son portable), au bout du couloir, il serait face au mur du Squonk. Il avança encore, sans trop savoir ce qu’il cherchait.

Mais il sentait la vibration du tueur… Le Squonk avait été le théâtre d’un mûrissement, celui de sa folie. Il était venu voir le spectacle, avait payé en liquide, et lentement, ces corps nus et blancs avaient fusionné dans son cerveau avec les images rouges de Goya. C’était ici, dans cet immeuble, que sa démence avait explosé — brutale décompensation qui s’était traduite par un déferlement de violence.

Il en était là de ses théories quand il trouva enfin une paroi de briques dont le ciment des joints paraissait neuf. Kaminski avait sans doute exploité une partie des caves de l’immeuble pour agrandir son terrain de jeu.

Sur sa droite, la porte d’une cave était fermée par un cadenas standard dont il ne fit qu’une bouchée à l’aide d’un « shim », un ruban d’aluminium aiguisé en pointe avec lequel on pouvait travailler le pêne. Tous les pillards de caves connaissaient ce truc, merci la cité.

Corso tira la porte et comprit en un coup d’œil qu’il était tombé sur une des caves du Squonk : des chaises, des trépieds de projecteur, des pièces de décor, des miroirs, des tapis, des portants… Une vraie caverne d’Ali Baba remplie d’objets déglingués qui sentaient bon le music-hall d’un autre temps.

Il chercha un commutateur et alluma. Un détail retint son attention : au fond du box, vers la gauche, un espace avait été ménagé, comme si un animal y avait fait son terrier. Corso se mit en devoir de traverser ce bric-à-brac, enfonçant les pieds dans des surfaces molles, faisant craquer des armatures, se tordant les chevilles sur des portiques. Enfin, il atteignit le cercle déblayé de 1,50 mètre environ de diamètre. Quelqu’un s’y était installé. Pour preuve, une chaise un peu moins cassée que les autres disposée face au mur.

La suite coulait de source.

Corso chercha une brèche dans la paroi qui permettrait de regarder de l’autre côté, le versant Squonk. Il suffisait de se tenir à hauteur de vue d’un homme assis. Droit dans cet axe, un morceau de brique avait été descellé. En le retirant, on obtenait un angle de vue sur la salle du Squonk (ou ses coulisses : il ne voyait rien, le cabaret dormait).

Sa première réflexion fut de trouver curieux de se planquer dans une cave pour observer des filles qui, de toute façon, se dépoilaient en public. Puis il songea au tueur. Ce dispositif appartenait peut-être à son rituel d’excitation — observer sans être vu, se rincer l’œil au fond d’une cave… Trop tôt pour se monter la tête mais peut-être que l’intrus avait pris là moins de précautions et laissé des traces.

Un genou au sol, Corso fouilla parmi le fatras qui délimitait la zone : accessoires, tissus, costumes, chaises empilées. Rien d’intéressant — jusqu’à ce qu’il tombe sur un carnet glissé entre un morceau de rampe ripolinée et un rouleau de moquette rouge.

C’était un cahier d’esquisses à couverture kraft, format A5 (environ 21 centimètres sur 14) relié par une double spirale de métal. Le cœur battant, il parcourut les pages au grammage épais : des dessins représentaient les strip-teaseuses du Squonk dans un style figuratif, mais avec les déformations et outrances propres à la bande dessinée américaine des années 60, avec en particulier celles des illustrations d’heroic fantasy et autres couvertures de comics d’horreur, Frank Frazetta et consorts…

Culs cambrés, hanches généreuses, poitrines en cornes d’abondance… La morphologie musculeuse de ces femmes semblait faite pour un amour vraiment physique, une mécanique lancée à plein régime. Corso reconnut au passage Sophie Sereys et Hélène Desmora. Sans doute celles qu’il avait vues le premier soir étaient-elles là aussi mais il ne se rappelait plus leurs visages.

Sidéré, le flic était certain d’avoir entre les mains le carnet du tueur — ou plus encore celui du boyfriend de Nina Vice —, le Toulouse-Lautrec des temps modernes.

Détail curieux, l’artiste avait agrémenté ses silhouettes de stickers comme en utilisent les enfants, un assortiment de motifs et d’ornements propres à l’esthétique burlesque : paillettes, plumes, roses, papillons, diamants… Il avait aussi dessiné des frises dans les marges — utilisant alors des pastels de couleur —, des arabesques, des lassos, des fouets, des étoiles…

Corso avait l’impression de parcourir le journal de bord d’un enfant monté trop vite en graine. Un gamin obnubilé par les gros derrières et les mamelons violacés. On était tout à coup très loin du gonzo et des délires d’Akhtar, mais pas si loin de l’esthétique des Pinturas rojas… Les visages, les corps défilaient, et Corso pouvait apprécier la sûreté du trait, l’expressivité des visages, la puissance des corps. Le gars savait dessiner.

Et il savait sans doute aussi serrer des nœuds en huit…

Alors, contre toute attente, il identifia un autre visage.

À la fin du sketchbook, sans aucun doute possible, Émiliya Corso, nom de jeune fille Milic, était dessinée. À genoux, torse nu, parmi des drapés de soie et des peaux de zèbre. Elle portait une coiffure égyptienne — un atef — et des lourds colliers d’or et de pierres précieuses.

Ce qu’il reconnaissait surtout, c’était sa morphologie — malgré sa minceur, Émiliya parvenait, avec ses seins plantés haut, ronds comme des pommes d’or, et ses hanches coupées à la serpe, à être aussi bandante que n’importe quelle créature dressée pour la chasse et l’amour.

Au risque de le déchirer, Corso enfonça ses doigts gantés dans l’épaisseur du papier.

— Putain de Dieu, qu’est-ce que tu fous là, toi ?

Ce n’était pas si étonnant de croiser sa route sur ce chemin de perversité et de noirceur, mais la question qui lui givrait la cervelle en cet instant tenait en quelques mots : était-elle une des prochaines victimes ?

26

Hélène Desmora avait vécu dans un petit immeuble de six étages de la rue Ordener, dans le XVIIIe arrondissement. Les flics s’étaient donné rendez-vous à 8 heures dans une brasserie tout juste ouverte, au coin de cette rue et du boulevard Ornano.

Personne n’avait dormi. Ludo s’était fadé l’autopsie et avait quitté l’Institut médico-légal vers 4 heures du matin après avoir passé la nuit debout, dans sa combinaison de papier, auprès du corps d’Hélène Desmora démonté pièce par pièce.