Stock avait cuisiné Kaminski et les girls du Squonk. Elle avait ensuite joué de la sonnette jusqu’aux aurores, pistant jusqu’au fond de leurs squats les potes d’Hélène — des musicos et des punks à chien pour la plupart —, puis réveillant ses voisins. Tout ça dans la plus parfaite illégalité : le groupe n’était toujours pas officiellement saisi de l’enquête et on ne dérangeait pas les gens à pas d’heure.
Quant à Barbie, elle avait passé au peigne fin les fadettes et les relevés bancaires de la victime et s’était aussi chargée de collecter des infos sur son passé : origine, enfance, formation, etc. Au feeling, Corso devinait qu’elle avait trouvé quelque chose, il avait surpris sur son visage une imperceptible expression de satisfaction…
La logique aurait voulu que le groupe s’installe autour d’un café et échange les fruits de cette nuit blanche, mais une nouvelle tuile était tombée le matin même : le Journal du Dimanche, dans son édition du jour, titrait en une sur le « Meurtre d’une deuxième strip-teaseuse ». Le papier était pour le moins alarmiste. De quoi provoquer une belle parano au cœur de l’été parisien.
Debout face au comptoir, les quatre flics parcouraient l’article sur leur téléphone portable. Qui avait parlé ? Avec le SRPJ du 93 sur le coup et la moitié de Saint-Denis au courant, difficile d’identifier la source.
Côté infos, Corso ne sursautait pas à chaque ligne : le journaliste était à peu près aussi bien renseigné qu’eux-mêmes. Son nom, ainsi que celui de Bompart, revenait plusieurs fois, mais difficile de comprendre en lisant l’article qui s’occupait de cette affaire. Normal, eux-mêmes ne le savaient pas. Le bordel régnait à plein et la police passait encore pour une joyeuse bande d’incapables.
Corso avait l’esprit ailleurs. Après sa découverte nocturne, il était passé par toutes les réflexions possibles. La panique d’abord : Émiliya était sur la liste du tueur, il fallait la rapatrier d’urgence. Puis le contraire : si elle était menacée, autant qu’elle reste en Bulgarie. Il avait ensuite décidé que cette histoire de carnet n’avait aucun rapport avec la série de meurtres. À l’aube, il était revenu à la case départ : un voyeur obsédé par les filles du Squonk qui venait les observer, les dessiner, avant de choisir celle qu’il allait sacrifier…
Comment un prédateur aussi prudent avait-il pu laisser son carnet sur place ? Vraiment une erreur d’amateur. Ou bien une provocation délibérée…
À 6 heures du matin, il s’était rendu rue Sorbier, dans le XXe arrondissement, au domicile privé de Michel Bory, le coordinateur de l’Identité judiciaire qui avait analysé les deux scènes d’infraction. Malgré l’heure, le scientifique l’avait reçu — ils se connaissaient depuis dix ans — autour d’un café. En quelques mots, Corso lui avait révélé l’existence de la planque du voyeur et lui avait demandé d’envoyer en urgence un ou deux gars là-bas pour un relevé d’empreintes et une fouille en bonne et due forme.
En prime, Corso lui avait confié le carnet d’esquisses (dont il avait photographié chaque page) pour analyses : empreintes, crayons et pastels utilisés, origine des gommettes, etc. Au préalable, il avait arraché la feuille qui représentait Émiliya. Il n’aurait su expliquer son geste — ou au contraire il y avait trop d’explications : ne pas voir sa propre famille impliquée, mener sur le sujet une enquête parallèle (et solitaire), utiliser ce fait dans le cadre de son divorce (mais il ne voyait pas comment)…
Durant toutes ces heures, la nausée, la fatigue, la nervosité n’avaient cessé de le tenailler. Il se sentait fiévreux et en même temps excité comme celui qui a pris un rail de trop.
Finalement, vers 8 heures, il avait tenté d’appeler Émiliya — pour savoir si tout allait bien, déjà, puis pour l’interroger sur ses contacts avec le monde du burlesque et avec ce putain de peintre. Elle n’avait pas répondu. Et tant mieux : il était habillé trop léger pour cuisiner la sorcière qui nierait tout en bloc.
Du reste, quelque chose clochait dans cette histoire. Côté diurne, Émiliya était une des conseillères les plus proches de la ministre de l’Éducation. Côté nocturne, elle vivait un enfer intime dont elle se délectait. Entre les deux, il avait du mal à l’imaginer posant en reine égyptienne pour un peintre vicieux. Il fallait qu’il lui parle…
Corso maintenait toujours son écran de mobile devant ses yeux mais il y avait longtemps qu’il avait décroché de l’article. Les autres avaient fini leur lecture.
En guise de commentaire, il paya la tournée de cafés, faisant claquer ses pièces sur le zinc, et annonça :
— On y va.
27
Devant le porche, quelques bleus les attendaient pour aider à la manutention et jouer les déménageurs. Ils retrouvèrent dans le hall le serrurier réquisitionné pour l’occasion et demandèrent à la concierge et à son époux de les suivre — la loi exige la présence de deux témoins lors d’une perquisition. Refus catégorique : la gardienne ne voulait pas rater la messe télévisée, l’époux avait son tiercé à jouer. Stock arrondit les angles et promit qu’ils auraient fini avant 11 heures.
Hélène Desmora créchait au sixième étage sans ascenseur. Super. Ils empruntèrent la cage d’escalier qui sentait l’encaustique et les poubelles, puis l’homme de l’art ouvrit la porte — serrure trois points, pas de blindage : aucun problème. L’appartement était un deux-pièces mansardé d’une quarantaine de mètres carrés. Sans un mot, les flics se répartirent les tâches comme à l’habitude. Cuisine, salle de bains, toilettes pour Ludo — il appelait ça « la tuyauterie » —, meubles et tiroirs pour Barbie. Stock prenait en charge le dur : murs, sols, plafonds, châssis de fenêtre, tout ce qui pouvait abriter une planque impliquant du bricolage. Elle n’avait pas son pareil pour sonder une paroi, soulever des lattes de parquet, dévisser des compteurs…
Corso supervisait les manœuvres, passant ses doigts et son regard sur la moindre surface, repérant les angles morts, respirant l’atmosphère. Il était le chaman de l’équipe : il sentait les lieux, captait leurs vibrations, s’identifiait avec la victime ou le suspect. Dans toute perquise, il y a deux dimensions, le matériel et l’immatériel.
Aussitôt, la litanie commença : chaque fois qu’un flic décidait d’embarquer un objet ou un document, il devait le décrire à voix haute avant de le fourrer dans un sac à scellés. Ainsi, tout le monde fouillait en composant un chœur ronflant et monocorde, aussi enthousiasmant qu’un appel matinal dans une caserne.
Très vite, le décor (posters, garde-robe, accessoires, bouquins, DVD…) leur révéla les grandes lignes de la personnalité de la victime : une punko-gothique, bien loin des valeurs de Nina Vice la naturiste végétarienne SM. Les livres de Miss Velvet par exemple résumaient ses convictions antisociales, avec toutefois une tendance qui la rapprochait de Nina : elle aussi était altermondialiste et écolo. Hélène donnait dans le gothique verdoyant.
Ludo avait la tête sous l’évier de la cuisine et Stock était en train de démonter les tringles de rideaux quand Corso demanda à la cantonade :
— Pas de photos de famille ?
Barbie apparut dans l’encadrement de la porte de la chambre, décoiffée, ses gants hypoallergéniques maculés de poussière.
— Pour ce qui est de la famille, ça sera vite vu. Elle a grandi dans des foyers de l’Aide sociale à l’enfance.