Corso songea à Sophie Sereys :
— Elle serait née sous X elle aussi ?
— Non. Mais ses parents étaient des alcoolos à qui on a rapidement retiré sa garde.
Comme toujours, Corso était sidéré que Barbie ait pu non seulement déchiffrer toutes les fadettes de la victime (il ne doutait pas qu’elle l’ait fait), mais aussi remonter à ses origines — tout ça en une nuit.
— Elle vient de quelle région ?
— Lons-le-Saunier, en Franche-Comté.
— C’est pas si loin de Lyon. Il faut vérifier si les deux filles n’ont pas grandi dans les mêmes foyers ou les mêmes familles d’accueil. Ça leur ferait un autre point commun et…
— Venez voir !
Stock se tenait à genoux devant les lattes de parquet qu’elle venait de soulever. La mine hilare, elle exhibait son trophée, un gros cahier à couverture de cuir imitant les vieux grimoires des contes pour enfants.
— C’est quoi ?
Stock se mit debout.
— Son journal intime.
Tout de suite, les autres l’entourèrent. Les pages déployaient une écriture ronde de jeune fille, des dessins simplistes, des frises colorées. Vraiment un journal de bord d’adolescente. Corso était surpris par tant de naïveté.
Stock lut à voix haute, remontant les pages à rebours :
— « Laurent Hébert. 20 février 2016. Sa peau est douce, ses traits angéliques. Passé une nuit magique. Laurent, ton silence, tes mains m’ont emplie de béatitude. »
Elle feuilleta encore :
— « Thomas Lander. 7 mai 2015. Passé quelques heures auprès de lui, dans un émerveillement continu. Une nuit “solitaire et glacée”, comme disait Verlaine. Une nuit comme je les aime… Merci Thomas. »
Stock fit claquer une nouvelle page :
— « Yann Audemart. 12 mars 2015. Je me souviendrai toujours de ta poitrine sous mes lèvres, de ton sexe dans ma bouche… Yann, mon bel indifférent. Il n’y aura eu qu’une fois entre nous et jamais je ne l’oublierai… »
— C’est bon, je crois qu’on a compris, coupa Corso en s’emparant du cahier.
Les amants se suivaient au fil des dates. Chaque fois le nom était précisé. Chaque fois, les quelques lignes évoquaient un « moment enchanté », une « nuit sublime », etc. Vraiment, Corso ne s’attendait pas à ce que leur cliente, une strip-teaseuse tatouée et destroy, se révèle aussi fleur bleue. Cependant, on ne retrouvait jamais deux fois le même nom.
— Notre amie avait l’air abonnée aux coups d’un soir, commenta-t-il en glissant le livre dans un sac à scellés. Allez, on s’y remet.
Ludo retourna à sa cuisine, Stock à ses lattes, Barbie à ses tiroirs. Stéphane de son côté passa en revue les objets réquisitionnés : rien d’intéressant. Il essaya d’appeler encore Émiliya : répondeur. Il marmonna son éternel message : « Rappelle-moi en urgence », la main sur le combiné pour que les autres ne l’entendent pas, puis il se posta face à l’une des deux fenêtres, repérant les voisins qui pouvaient observer le quotidien d’Hélène — le b.a.-ba avant de se lancer dans le porte-à-porte.
Son esprit se mit à flotter au-dessus des toits de zinc et des cheminées de briques. Scopophilie, le plaisir de regarder. Tout partait de là. Celui qu’il cherchait regardait d’abord, il aimait voir les femmes se déshabiller, danser, puis il les dessinait. Alors seulement, son amour se muait en haine irrépressible — il fallait qu’il les torture, qu’il les tue, qu’il les détruise, jusqu’à en faire des œuvres de cauchemar au réel pouvoir d’attraction. Ces bouches beaucoup trop grandes, s’ouvrant sur une gorge de pierre, avaient le pouvoir d’attirer le regard des autres — et peut-être leur âme…
À mesure que la litanie continuait dans son dos — « une bague gris acier avec tête de mort sculptée à l’avant. Marque : Alexander McQueen », « un porte-vues plastifié Exacompta contenant des documents personnels de Sécurité sociale et des déclarations d’impôts », « une trousse à pharmacie remplie de médicaments et de produits homéopathiques »… — , Corso s’enfonçait dans ses pensées, presque des hallucinations.
Il pouvait sentir dans son sang la pulsion meurtrière de l’autre. Il imaginait sa fascination, quand il observait ces femmes à travers le mur, il adorait leur chair, leurs blagues salaces, leur esthétique approximative : elles étaient ses fées nocturnes. Il jouissait de leur nudité qui rejoignait dans son esprit, non pas l’idée d’une débauche ou d’une corruption, mais au contraire celle d’une pureté.
À cet égard, ses esquisses étaient claires. Chaque coup de crayon, chaque trait de fusain était porté par un respect, une admiration — et aussi une humanité troublante. Par son travail d’observation et de restitution, le peintre les sublimait, révélant ainsi son propre regard sur elles.
Mais alors quelque chose se détraquait : l’homme se réveillait à lui-même. Il réalisait où il se trouvait. Dans une fosse aux serpents, un puits de vices. Ses fées n’étaient que des putes, des salopes — une perverse pour Sophie, une fille d’un soir pour Hélène. En guise de décompensation, il les tuait de la plus horrible des façons, leur faisant payer non seulement leurs fautes mais aussi, bien sûr, sa culpabilité à lui. Celle d’aimer ces femmes, de bander pour elles.
Sans doute était-il impuissant — les victimes n’étaient pas violées —, mais là n’était pas le plus important. L’important, c’était le désir, la faute, la honte. Il les châtiait au nom de son propre remords. Ce mode opératoire si cruel — le suicide par le garrot, les mutilations du visage… — était sa manière à lui de retrouver son équilibre, sa cohérence. Les effacer ne suffisait pas, il fallait procéder à une forme de catharsis par la honte. Leur douleur ne les rachetait pas, elles, mais lui et sa culpabilité. Il expiait ses fautes dans le foyer incandescent de leurs cris et de leur sang.
— C’est bon, on a à peu près fini.
Corso sursauta. Barbie se tenait derrière lui. Durant ses réflexions — il n’aurait su dire combien de temps avait passé —, il s’était totalement immergé dans la psyché du tueur.
— Vous avez trouvé quelque chose d’intéressant ? bafouilla-t-il.
— Le journal intime est notre meilleure prise… Mais on a récupéré son ordinateur portable. Il faut prier pour qu’il y ait du lourd à l’intérieur.
Corso regarda sa montre — près de midi —, puis il contempla le petit deux-pièces les viscères à l’air. Sinistre spectacle qui évoquait une sorte de deuxième sacrifice d’Hélène Desmora.
— On se casse. Dites aux bleus de tout remettre en place et de transférer les pièces saisies à la salle des scellés. L’urgence, c’est d’envoyer l’ordinateur aux geeks.
Le flic se tourna encore vers la fenêtre et prit une inspiration. Le soleil était haut, Paris au zénith de sa beauté. Il constata avec satisfaction qu’il pouvait supporter cette lumière sans voir débouler ses vieux cauchemars.
28
Aux abords du 36, Corso fut pris de nausées à l’idée de s’enfermer, par cette chaleur, dans leurs bureaux minuscules pour un énième débriefing. Il attrapa son mobile et appela Stock qui suivait derrière dans sa voiture :
— Changement de programme. J’vous offre le déj’ au Notre-Dame.
Nathalie parut surprise — personne n’était moins festif que Corso — mais contente, ça les changerait des palabres entre quatre murs.
Ils se garèrent dans la cour du 36 puis remontèrent à pied le quai des Orfèvres, dépassèrent le pont Saint-Michel et traversèrent la Seine sur le Petit-Pont-Cardinal-Lustiger, dans l’ombre de Notre-Dame. Ils progressaient en silence parmi les touristes et, hormis le fait qu’ils étaient tous les quatre en noir, ils auraient pu passer pour de simples badauds.