Corso comprenait que ces deux filles étaient sans doute des « sœurs de cœur ». Pourtant, jamais cette info n’avait transpiré dans les auditions. Elles cachaient ce lien d’amitié à leurs collègues. Pourquoi ?
— Sinon, reprit Barbie, le dossier mentionne aussi des emmerdes avec la justice.
— C’est maintenant que tu le dis ?
— T’affole pas. Hélène était mineure et tout ça est oublié depuis longtemps.
— Quels délits ?
— Vandalisme, bagarres, profanation de cimetières, mendicité. Des conneries de punk à chien. À l’heure de sa mort, elle avait pas de casier.
Corso baissa les yeux : il n’avait pas touché à son assiette. L’angoisse, le manque de sommeil… À quoi s’ajoutaient le soleil, la chaleur, le bruit des couverts, le grondement des voitures, tout ce qui pouvait passer pour le plaisir d’une terrasse à Paris en été le rendait soudain malade. Il avait maintenant envie d’en finir :
— Et les fadettes ?
— Je viens de les recevoir. Pas eu le temps encore de les analyser mais ses coups de fil s’arrêtent aux environs de 13 h 30. Ensuite, elle n’a plus répondu.
— À qui, le dernier appel ?
— Un dénommé Patrick Sernhardt. Un petit dealer de shit de Stalingrad. J’ai foutu les gars de Louis-Blanc sur le coup, ils vont mettre la main dessus. On se colle maintenant aux fadettes avec Ludo.
— Non, Ludo, tu t’occupes du journal intime.
Le Toulousain sursauta.
— C’est-à-dire ?
Corso avait conservé le document dans son sac à scellés. Il le posa sur la table.
— Avant de le filer à l’IJ, tu le photocopies et tu me retrouves tous les mecs mentionnés dans ces pages. Y a les noms, des dates. Ça va pas être sorcier.
Ludo prit le sac plastique sans enthousiasme.
— Tu penses que le tueur est parmi eux ? marmonna-t-il.
— Je pense rien mais tout ce qui a approché sexuellement la victime m’intéresse.
— Et moi ? Je continue le porte-à-porte ? demanda Stock.
Elle avait dévoré son omelette et elle se tenait les mains dans les poches, bien carrée dans sa chaise, un troisième ballon devant elle. En temps normal, Corso aurait fait une réflexion — « Lève le pied » — mais on était dimanche et la journée était loin d’être finie.
— Non, fit Corso en ouvrant son cartable. J’ai quelque chose pour toi.
Il sortit les copies des pages du carnet à esquisses et expliqua en quelques mots d’où elles provenaient. Les images passèrent de main en main dans un silence si compact qu’il semblait former une cloche de verre au-dessus d’eux, les isolant du tumulte du quai.
Personne n’avait ici le moindre doute : c’était la même main qui avait tracé ces esquisses des danseuses et tailladé le visage des victimes.
— Vous avez tous reconnu les danseuses du Squonk. Stock, tu dois identifier les autres. Faut les mettre sous protection dès que possible.
Acquiescement général. Corso revint à Barbie — cette histoire de foyers sociaux et de familles d’accueil ne cessait de tourner dans sa tête.
— Pioche parmi tes stagiaires et fous-les sur le passé des deux victimes. Je veux les noms, les coordonnées, le pedigree de tous les agents sociaux, parents de fortune, professeurs qu’elles ont pu croiser. Et tant qu’on y est, le maximum de noms d’élèves rencontrés au fil de leurs placements.
— Ça va prendre du temps.
— Ça tombe bien, t’as jusqu’à ce soir.
— À quoi tu penses ? ricana Ludo. Le fameux éducateur tueur en série ?
— Demande aux familles des victimes d’Émile Louis si ce genre de vannes les fait rire.
Le flic se ratatina derrière sa 1664.
Corso se leva et balança un billet sur la table.
— C’est ma tournée.
— Où tu vas ? demanda Barbie.
— Je retourne à la boîte. Rédiger une synthèse de tout ce qu’on a.
— Ça sera vite fait, persifla Ludo.
— Ta gueule. Krishna est là-haut ?
— Il a annulé ses vacances mais il n’est pas là aujourd’hui, répondit Barbie.
— Appelle-le. Putain, je veux tout le monde sur le pont !
29
Dans les locaux déserts du 36, difficile de se persuader que la brigade était en ébullition, toutes voiles dehors. Pas un rat dans les bureaux, pas un bruit dans les couloirs. Où étaient-ils tous ? Le soleil passait par les fenêtres et dardait ses rayons obliques comme une explication : il y avait mieux à faire ce jour-là que de s’enfermer entre quatre murs.
Corso eut une vision : dans quelques mois, tout le 36 allait déménager et en cet instant, il lui semblait que les flicards étaient déjà partis, les cartons déjà bouclés. Il ne savait quoi penser du ramdam à venir, il était toujours bon de bouger, ça évitait l’ankylose. Mais on parlait d’un bâtiment perdu sur le périph’, aux confins du XVIIe arrondissement. Rien de très excitant.
Il se fit un café, s’enferma à clé dans son bureau — il avait pris l’habitude de verrouiller son antre, même (et surtout) quand il était à l’intérieur.
Son téléphone sonna aussi sec.
— Tu m’as appelée quatre fois dans la matinée, qu’est-ce qui se passe ?
Émiliya, faisant claquer ses mots comme une vieille machine à écrire. Corso se rendit compte qu’il ne pouvait l’interroger frontalement. Trop proche, trop forte.
— Je m’inquiétais, c’est tout.
— De quoi au juste ?
— Tout va bien à Varna ?
— Qu’est-ce que tu veux ?
Ils étaient en guerre et il n’avait plus le droit de l’interroger sur sa vie privée. Même en tant que flic, il ne pouvait prétendre obtenir des informations qui pourraient lui servir dans le cadre de son divorce. Le conflit d’intérêts jouait à plein.
— Je me demandais… Tu ne t’es jamais laissée aller à faire des… shows ?
Elle gloussa :
— Quel genre de shows ?
— Du strip-tease.
Elle revint à son ton brutal comme on réarme un calibre. Tchac-tchac.
— Tu enquêtes sur moi ?
— Pas du tout. Je… je suis sur une affaire liée à ce milieu-là.
— La strip-teaseuse assassinée ?
Au bord de la mer Noire, Émiliya ne pouvait être au courant du deuxième meurtre, mais personne n’avait pu échapper à celui de Nina Vice.
— Exactement.
— Et alors ? Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ?
— Je voulais être sûr que tu n’as jamais traîné dans ce milieu.
— Tu me prends pour qui ? Je travaille dans un ministère et j’élève seule notre enfant. Tu crois que j’ai le temps de me balader à poil dans une de tes boîtes de nuit ?
Tu en fais bien d’autres, ma belle… Il n’insista pas et glissa sur l’accusation implicite selon laquelle il ne s’occupait pas de Thaddée. Il n’arriverait à rien dans cette direction. Il prit un autre chemin, juste pour voir :
— Tu n’as jamais posé pour un artiste ?
Elle eut un soupir accablé :
— Je te plains, Corso. Si tu n’as rien d’autre à foutre dans ton enquête que d’interroger ton ex, c’est bien triste. Retourne dans ton caniveau et laisse-nous passer des vacances tranquilles.
Sans lui laisser le temps d’ajouter quelque chose, elle raccrocha. Corso prit quelques minutes pour se calmer. Il se demanda s’il ne devait pas faire comme Barbie, elle avait téléchargé sur son portable une application pour pratiquer la méditation, discipline soudain devenue à la mode.