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— J’ai son adresse personnelle, confirma-t-elle. Un coup de bol, la fille s’appelle Ianja Rajaonarimanana. Elle est d’origine malgache. Inutile de te dire qu’il y en a pas des masses dans l’annuaire.

— Où elle crèche ?

Barbie lui tendit un Post-it.

— Au 11-13-15 de la rue Mercœur, dans le XIe arrondissement. Elle est perpendiculaire au…

— Je connais. T’as d’autres infos sur elle ?

— Nada. Même pas un PV. Par contre, son nom figure sur la liste des experts du TGI de Créteil.

La jouer pianissimo. La psy saurait qui appeler pour le faire virer de chez elle.

— J’y vais.

— Je viens avec toi.

— Non. Continue de gratter ici.

— Sur quoi ?

— Les foyers qui ont accueilli les deux victimes. Essaie de voir si elles n’ont pas gardé des contacts avec d’autres mômes de l’Aide sociale. Creuse aussi du côté du Squonk, le passé de l’immeuble.

— Attends.

Elle fila dans son bureau et revint quelques secondes plus tard, à la manière d’une petite souris osseuse. Corso en profita pour attraper son blouson.

— Tiens. Pour te chauffer avant de voir la psy.

C’était le PV d’audition d’Hélène Desmora, daté du 21 juin 2004, après son arrestation dans un cimetière de la banlieue de Lyon. Pas de quoi fouetter un canard : à 17 ans, elle avait tenté de desceller la tombe d’un jeune homme inhumé la veille avant d’être surprise par le gardien. Fin du drame. Étant mineure, elle avait évité les ennuis sérieux. Corso feuilleta les pages pour voir si on citait des complices — et, pourquoi pas, Sophie Sereys elle-même. Personne à l’horizon.

— T’as parlé avec Ludo ? demanda-t-il.

— Non.

— Vois-le, ça va t’éclairer sur cette première arrestation.

Il la salua d’un sourire.

— J’me fais la psy et je vous rejoins ici.

31

Une poignée d’immeubles massifs en briques rouges, agrémentés de balcons blancs, comme ceux qu’on voit sur les boulevards qui ceinturent Paris. Des petites cités entièrement cuites au four, qui fleuraient bon les rêves d’avant-guerre de vie collective et d’hygiène rigoureuse — de l’air, de l’eau courante et des jardins en ciment pour vivre ensemble.

Il mit un certain temps à trouver le bon immeuble, à dégoter le code et à sonner à la bonne porte. Ianja Rajaonarimanana était une petite femme au teint de cigare. Sur sa tête, une touffe de cheveux en broussaille. Sur le nez, des grosses lunettes aux verres fumés. Une bouche pour ainsi dire privée de lèvres évoquait plutôt une coupure au-dessus du menton. Pas vraiment un prix de beauté.

— Comment vous êtes entré ? demanda-t-elle sans préambule, en fronçant le nez et en montrant les dents comme un petit rongeur.

Corso sortit sa carte de police et se présenta. La psy ne manifesta aucune surprise et s’effaça pour le laisser entrer. Il la suivit le long d’un couloir étroit aux murs tapissés d’affiches reproduisant des slogans de Mai 68 : une bouteille d’encre bleue portant l’inscription « PRESSE », accompagnée de l’avertissement : « NE PAS AVALER » ; une silhouette de CRS derrière son bouclier estampillée « SOUS LES PAVÉS, LA PLAGE ! » ; des lettres peintes à la va-vite proclamant : « PRENONS NOS DÉSIRS POUR DES RÉALITÉS ! »

— Vous avez gardé l’esprit jeune, commenta Corso.

— En 1968, rétorqua-t-elle par-dessus son épaule, je n’étais pas née.

— Alors, pourquoi ces affiches ?

— Simple archéologie. Les hiéroglyphes émouvants d’une époque révolue.

Ils parvinrent dans un petit salon. Vingt mètres carrés à tout casser, un canapé et des fauteuils comme revêtus de moquette. On avait ici rogné sur tout — espace, hauteur de plafond, qualité des matériaux.

Il repéra dans un coin deux valises abîmées et un sac de toile qui évoquaient le paquetage d’un migrant clandestin.

— D’une certaine façon, fit-elle en se plantant au milieu de la pièce, je vous attendais.

D’un signe de tête, il désigna les valises.

— Vous avez plutôt l’air de prendre la fuite.

— Je pars en vacances. Plutôt normal un 3 juillet, non ?

— À cette heure ?

— Je roule de nuit.

— Où vous allez ?

— Dans la Drôme. Vous voulez l’adresse ?

Corso sourit. Ce babillage n’allait pas les mener bien loin.

— Je suis venu vous interroger sur Hélène Desmora, dit-il en s’asseyant sur le sofa. Vous avez sans doute lu le journal.

La psy choisit un des fauteuils, de l’autre côté de la table basse, et sortit une cigarette. Une Camel. Il eut un souvenir ému pour les anciens paquets blond et or.

— Vous n’avez pas peur que j’invoque le secret médical ? demanda-t-elle en allumant sa cigarette.

— J’espère que vous êtes plus maligne que ça. Entre la mémoire d’une morte et des éléments qui pourraient nous permettre d’identifier un tueur bien vivant, y a pas photo. Sans compter que si vous jouez ce jeu-là, je vous interdirai de quitter Paris avant d’avoir obtenu l’autorisation du Conseil de l’ordre des médecins. Vous pouvez oublier vos vacances.

Elle l’arrêta d’un geste.

— C’est bon. Je me rends. Mais d’abord, comment m’avez-vous trouvée ? Hélène m’a toujours payée en liquide et je ne lui ai jamais signé de prescription.

Corso lui fit part des raisonnements de Barbie. La psychiatre se laissa aller dans son fauteuil et tira rêveusement une taffe. Ainsi, la police, depuis la belle époque de la contestation, s’était acheté un cerveau…

— Depuis combien de temps connaissiez-vous Hélène ? attaqua-t-il.

— Six ans. Elle est d’abord venue deux fois par semaine, puis une seule, à partir de 2014.

— Analyse ou psychothérapie ?

— Analyse.

— Pourquoi vous voyait-elle ?

— Dites-moi plutôt ce que vous cherchez.

— Nous avons toutes les raisons de penser qu’Hélène Desmora était nécrophile.

Ianja le dévisagea à travers ses verres fumés puis montra encore les dents.

— C’est exact. Elle faisait l’amour avec les cadavres. J’ai toujours essayé d’aider Hélène mais je ne l’ai jamais considérée comme malade. En matière de désir, il n’y a pas de norme et le mot même de « perversion » s’est vidé de son contenu à mesure que la morale bêtifiante perdait du terrain…

— Et le respect pour les morts ?

Ianja haussa les épaules. Elle tirait toujours sur sa Camel, semblant baigner dans la fumée et la nostalgie, celle du temps où on pouvait fumer fenêtres fermées et choisir de mourir à petit feu.

— Elle les a aimés, choyés, caressés… Les a-t-elle vraiment profanés ?

— Il me semble en tout cas qu’elle ne leur a pas demandé leur avis.

Nouveau haussement d’épaules : à l’évidence, Ianja était du côté des vivants. Corso n’insista pas. Si pour la Malgache sucer un mort ou s’évertuer à se faire pénétrer par une bite inerte n’était pas une perversité ni un viol, il était à court d’arguments. D’ailleurs, ce n’était pas le débat. Hélène avait rejoint pour toujours ses amants dans l’au-delà.

— Parlez-moi plus précisément de ses pratiques, enchaîna-t-il.

— Ça a commencé en 1999, elle n’était âgée que d’une douzaine d’années. Un pensionnaire de son foyer souffrait d’insuffisance cardiaque. Il est mort brutalement et son cadavre est resté au centre pendant une nuit. Hélène est allée à l’infirmerie et s’est blottie contre lui. Le fait important était que le corps n’était pas détérioré. Pour qu’elle puisse satisfaire son désir, il fallait que son amant ait une apparence… intacte.