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De retour au 36, Corso convoqua son groupe : il fallait retrouver de toute urgence ce peintre, a priori l’amant des deux victimes. Un gars qui avait fait de la taule !

Contre toute attente, son scoop ne reçut qu’un accueil mitigé. En réalité, ses flicards étaient sur les genoux, abattus par une journée de recherches qui n’avaient pas produit grand-chose.

Stock, après avoir identifié et localisé quelques filles du carnet d’esquisses, avait organisé leur protection (des bleus plutôt symboliques). Ludo avait continué à pourchasser les amants-cadavres d’Hélène Desmora, grattant dans l’entourage de ces morts afin de voir s’il ne pouvait pas y avoir un esprit vengeur qui s’en serait pris à Hélène la nécrophile et à sa sœur de cœur Sophie, mais non. Barbie n’avait pas eu le temps de trouver quoi que ce soit sur d’éventuels amis d’enfance des victimes, encore moins de remonter l’histoire de l’immeuble du Squonk ou de ses habitants. Quant au cercle plus large de l’enquête, des stagiaires étaient arrivés et on les avait aussitôt divisés en deux groupes : ceux qu’on envoyait faire du porte-à-porte, ceux qu’on avait chargés de recueillir les témoignages spontanés — et délirants — provoqués par la nouvelle du meurtre de Miss Velvet.

En réalité, la fatigue accumulée était si forte qu’aucun fait nouveau n’aurait pu les réveiller. Il se dit qu’il pouvait très bien mener tout seul la recherche concernant le peintre au borsalino — une affaire personnelle depuis Madrid. En même temps, il songeait à Bompart qui attendait son rapport en vue de sa conférence de presse du lendemain : il avait du boulot pour la nuit.

— Bon, fit-il en conclusion, allez vous reposer. On réattaque demain 9 heures.

Les flics se regardèrent et se levèrent sans un mot.

Il s’enferma dans son bureau et s’installa dans le petit canapé qui marquait le « coin salon » de la pièce minuscule, son ordinateur sur les genoux.

Avant de lancer sa recherche sur Internet, il prit quelques secondes pour réfléchir au profil qui se dessinait. Un taulard. Un peintre. Un vicelard d’un certain âge qui aimait dessiner des strip-teaseuses, planqué dans une cave, et qui avait jeté son dévolu sur deux d’entre elles.

Pourquoi les aurait-il tuées ? Son idée d’un châtiment revint en force. Sophie et Hélène étaient des effeuilleuses mais leur numéro, leur peau blanche, leur naïveté même, offraient une forme d’innocence — c’était ce qui avait plu au peintre qui avait su capter une grâce enfantine dans les provocations des danseuses, dans leur manière de se dévêtir sur un scénario rudimentaire.

Mais voilà que ces artistes de burlesque cachaient d’autres vices : Sophie subissait par plaisir les pires tortures, Hélène cherchait amour et jouissance auprès des morts. Peut-être que leur mentor avait été déçu ? Peut-être avait-il décidé qu’elles méritaient d’être châtiées ? Corso n’avait pas oublié la source d’inspiration du tueur : des toiles de Goya représentant un galérien, une sorcière, un moribond torturé par la maladie…

Sa ligne fixe sonna. Un bref instant, il fut tenté de ne pas répondre. Puis, avec peine, il s’arracha du canapé et décrocha.

— Commandant ? (La voix du planton, entre respect et indécision.) Y a un gars en bas qui demande à vous voir. J’le fais monter ?

Corso regarda sa montre : 21 heures passées.

— Comment il s’appelle ?

Un temps. Le bleu devait lire la carte d’identité du visiteur.

— Lionel Jacquemart.

— Connais pas. Tu l’envoies chier. Je veux dire, se reprit-il, tu le diriges sur les flics chargés de recueillir les témoignages. S’ils sont partis, qu’il revienne demain, à une heure normale.

— Il dit qu’il est d’la maison, insista le bleu à voix basse.

— T’as vu son badge ?

— Il est à la retraite.

Corso soupira :

— Fais-le monter.

— Y a un autre problème… Il est handicapé.

— Comment ça ?

— Il boite. Il a une canne.

Nouveau soupir :

— Dis-lui d’emprunter l’ascenseur de l’escalier E. Je l’attendrai au troisième.

Corso prit un premier couloir puis un second jusqu’à atteindre l’ascenseur — plutôt un monte-charge — utilisé seulement par les handicapés ou les suspects récalcitrants qui refusaient de monter les marches.

Les portes s’ouvrirent sur un homme d’une soixante d’années, curieusement vêtu d’un gilet multipoche style reporter. Une tignasse grise, des yeux assortis, qui tenaient plus du fil barbelé que de la perle noire, une barbe hirsute. Un vrai gugusse.

Corso fut tenté d’appuyer sur le bouton du rez-de-chaussée sans lui laisser le temps de franchir le seuil de la cabine, mais il fit un effort de mansuétude et se présenta, laissant son visiteur pénétrer à l’étage de la Brigade criminelle.

— Lionel Jacquemart, fit l’autre avec un accent à couper du comté. J’faisais partie du SRPJ de Besançon dans les années 90. (Il éclata de rire.) Un pur Jurassien !

Il s’appuya des deux mains sur sa canne comme s’il voulait la planter dans le sol — c’était une espèce de bout de bois tordu et verni digne d’un roman de Giono.

— J’m’excuse pour l’heure tardive… C’est mon train, y a eu des soucis techniques. J’arrive tout droit de Besançon ! J’me suis dit qu’j’allais tenter ma chance au 36 avant d’aller à mon hôtel.

Dix minutes, se dit Corso, pas une seconde de plus.

— Suivez-moi. On va dans mon bureau.

Il reprit le chemin des couloirs à pas retenus, entendant l’autre clopiner derrière lui. Enfin, il fit entrer l’escogriffe. Avant même de lui proposer de s’asseoir, il l’interrogea brutalement sur la raison de sa visite.

Pas du tout troublé, Jacquemart partit d’un sourire matois et leva sa canne comme pour frapper les trois coups.

— C’est tout simple, je connais votre tueur.

DEUXIÈME PARTIE

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Corso fit asseoir l’espèce de loup-garou boiteux et le laissa déblatérer son histoire, par pure solidarité de flicard — un cambriolage qui avait mal tourné dans la banlieue de Besançon en 1987, avec homicide de la fille des propriétaires des lieux et arrestation du coupable quelques mois plus tard. Stéphane écoutait patiemment tout en se répétant pour lui-même un adage personnel : il n’y a pas de bons dimanches soir, il y en a simplement des pires…

Pourtant, il sentit son attention se réveiller quand Jacquemart lui révéla que le dénommé Philippe Sobieski avait purgé dix-sept ans de sûreté, dont une dizaine à Fleury-Mérogis, et avait été libéré en 2005. Et il bondit carrément de sa chaise quand le Jurassien ajouta que Sobieski avait réussi une réhabilitation sans faute en devenant peintre. Ayant commencé à pratiquer en prison, il était même parvenu, les dernières années, à exposer dehors et s’était rapidement affirmé comme un nom qui comptait dans le monde de l’art parisien.

— Vous avez des photos de lui ? demanda soudain Corso.

— J’vous ai amené tout l’dossier, répondit Jacquemart sans paraître remarquer le changement de ton de son interlocuteur.

Il sortit de son cartable un classeur toilé. À l’intérieur, un porte-vues — ce qu’on appelle à l’école un « lutin » — contenait des portraits découpés dans des magazines. En un seul coup d’œil, Corso sut qu’il tenait son client.