Un homme d’une soixantaine d’années, sec comme une trique, gueule émaciée, regard provocant, posait, serré dans un costume blanc de maquereau, un manteau de vigogne sur les épaules. Un borsalino, blanc lui aussi, s’inclinait sur son front pour insister, au cas où on n’aurait pas compris, sur le côté voyou du personnage.
Corso était pétrifié, le cœur bloqué dans la gorge comme une balle en travers d’un canon. S’il avait dû faire le portrait-robot de l’homme de Madrid, c’est exactement cette silhouette qu’il aurait dessinée.
L’image appartenait à une série réalisée en 2011 par un magazine de mode. D’autres suivaient. Malgré l’allure totalement ringarde de l’ex-taulard, Corso comprit qu’il s’agissait de prises de vue hautement branchées — le costard du pimp était signé d’un célèbre créateur italien.
Surtout, grâce aux légendes sous les photos, il comprenait à qui il avait affaire : un cas d’école comme les aiment les médias et les intellos, un tueur qui avait payé sa dette à la société et dont le talent inattendu avait éclaté à la face du monde. Mais l’artiste avait gardé ses manières de mauvais garçon. Brut de fonderie, vulgaire et provocateur, le sire Sobieski avait tout pour faire frissonner la bourgeoise. Que du bonheur.
— Vous avez des photos des œuvres ?
Jacquemart lui passa un autre lutin. Des personnages nus, musculeux, aux couleurs bleuâtres ou terreuses. Des traits torturés, et en même temps flegmatiques, brossés comme à coups rageurs, jaillissant de la superposition des couches de peinture.
Pas besoin d’être flic pour deviner qu’il s’agissait de junks, de putes, de taulards, une population venue du ruisseau dont Sobieski avait réussi, exactement comme dans le cahier d’esquisses, à révéler la part de pureté, d’innocence.
Tout de suite, cette œuvre violente, dense et expressive, plut à Corso. C’était comme si l’artiste avait tordu le cou à la peinture elle-même pour la faire plonger dans la réalité la plus basse. Mais l’artiste, grâce à une empathie profonde, avait sublimé la tragédie de ces hommes et de ces femmes jusqu’à en faire des êtres éthérés, presque des anges. La cour des Miracles avait trouvé son portraitiste officiel.
L’ultime choc l’attendait dans les dernières pages.
Un tirage représentait Hélène Desmora. Un grand portrait (120 × 160) daté de 2015, où l’effeuilleuse posait de trois quarts, bras gauche appuyé au premier plan, visage légèrement penché, regard par en dessous, avec cette coupe à frange noire qui avait sur la toile la netteté d’un casque. Miss Velvet était en tenue de travail : boa mauve, string noir. Mais l’esprit du tableau n’était pas celui du néo-burlesque. La jeune femme était grave, livide, hantée. Sa peau vivait à coups d’aplats de blanc, de beige, de brun. Les seules couleurs vives, hormis le serpent de plumes, provenaient des tatouages dont le peintre avait accentué la présence, choisissant de les faire vivre sur l’épaule et le bras du premier plan, comme des lianes suçant les chairs blafardes de la strip-teaseuse. Une logique de forêt équatoriale, la vie se nourrissant de la mort… Au-dessus de ce combat atroce, le visage était déchirant de beauté et d’innocence.
Corso constata qu’il tremblait. Il posa les clichés et glissa ses mains sous le bureau. Résumons-nous. Sobieski était l’auteur du carnet d’esquisses du Squonk. Aucun doute. Il était également l’amant — le « père de substitution » — d’Hélène Desmora. Aucun doute non plus. On pouvait aussi lui attribuer le rôle de boyfriend de Sophie Sereys. Quant au personnage à chapeau du musée de Madrid, il était bien placé pour le casting.
— Bon, fit Corso d’un ton énergique, reprenons les points principaux, vous voulez bien ?
— J’viens de vous raconter toute l’histoire.
— OK. Mais qu’est-ce qui vous fait penser que Sobieski est notre homme ?
— Bah… Le mode opératoire !
— Y a pas mal de différences, non ?
— Moi, j’appelle plutôt ça des ressemblances.
— Vous m’avez parlé d’un cambriolage…
— Vous avez rien écouté ou quoi ? s’offusqua Jacquemart. Sobieski était en plein casse quand Christine Woog l’a surpris.
— Elle était d’origine chinoise ?
Le flic jurassien prit un air consterné — il devait déjà avoir expliqué ça aussi. Il tenait ses mains croisées sur sa canne, bien droite entre ses jambes écartées. Il portait plusieurs bagues, dont l’une représentait une tête de mort.
— Woog, c’est alsacien. Ça veut dire « étang ».
— Continuez.
— Sobieski l’a chopée et l’a ligotée avec ses sous-vêtements. Après ça, il l’a étranglée et il lui a défoncé le visage. Exactement comme dans vos deux meurtres.
Jacquemart ignorait les détails du mode opératoire du tueur. La presse avait seulement signalé les liens avec les sous-vêtements et les blessures faciales. Les plaies de Christine Woog ne devaient pas ressembler à celles des strip-teaseuses, elles devaient plutôt trahir la violence et l’acharnement d’un casseur cinglé. Mais après tout, à cette époque, Sobieski n’était pas encore peintre…
— Pourquoi avoir attendu tout ce temps pour venir nous voir ?
Jacquemart frappa le sol avec sa canne :
— Z’êtes marrant, vous. J’suis à la retraite depuis dix ans. J’vis en ermite, près de la forêt de Chailluz. Toutes ces histoires de crimes et de salopards, c’est derrière moi. J’étais même pas au courant du premier meurtre. Par hasard, j’ai entendu l’annonce du deuxième à la radio ce matin. J’ai tout de suite acheté le JDD. Putain de Dieu, j’me suis dit, Sobieski a remis ça ! J’ai pris l’train aussi sec et me v’là !
Corso regarda sa montre : 22 h 30 — tout le temps pour se repasser le film. Malgré sa vie solitaire, Jacquemart devait avoir toujours gardé un œil sur Sobieski (les photos du lutin l’attestaient), c’était l’affaire de sa vie.
— À l’époque, c’est vous qui l’avez arrêté ?
Il hocha vigoureusement la tête — un coup de boule au passé.
— Six mois d’enquête, des centaines de PV… Le mec était insaisissable. Pas de témoins, pas d’empreintes, aucun indice.
— Comment vous l’avez chopé ?
— Comme souvent, par hasard. Ce con a revendu une série de gravures à un antiquaire d’Annemasse en 1988. Ils se sont engueulés et Sobieski l’a démoli. L’antiquaire a porté plainte. On a arrêté l’agresseur. Sur le moment, bien sûr, Sobieski n’a avoué qu’un seul cambriolage. Celui des gravures.
— Comment vous avez fait le lien avec l’autre affaire ?
— À cause d’un bouton recouvert de cuir qu’on avait retrouvé chez les Woog. Un bouton de canadienne. Pendant notre enquête, ça ne nous avait pas emmenés bien loin, mais quand on l’a arrêté, cet abruti portait la même canadienne ! Il n’avait pas remplacé le bouton.
— Je suis sceptique.
— Parce que vous connaissez pas Sobieski, il est malin mais il se croit au-dessus des lois. En plus, y a quelque chose chez lui d’animal. C’est un vrai cerveau, et en même temps une brute.
— Je peux pas croire qu’il ait avoué le meurtre pour une histoire de bouton.
— Bien sûr que non, mais l’intérieur de sa veste était encore taché de sang. Un sang du même groupe que celui de Christine Woog.
— Toujours pas convaincu.
Jacquemart soupira. Il n’avait pas triomphé près de trente ans auparavant pour se farcir aujourd’hui ce récalcitrant.