— Z’êtes flic ou quoi ? Cette canadienne a été le premier élément qu’en a provoqué d’autres. On a foutu Sobieski au trou — pour le passage à tabac —, puis on a réinterrogé sa nana de l’époque, une pute occasionnelle de Besançon. Elle a eu les jetons et elle est revenue sur son premier témoignage.
— Vous l’aviez déjà auditionnée ?
— Sobieski était sur notre liste, une racaille qui terrifiait les putes pour le compte de maquereaux dans le quartier Battant. C’était aussi un prédateur sexuel, déjà arrêté plusieurs fois pour viols et agressions.
Ces faits divers ne correspondaient pas à l’univers de son tueur : précis, organisé, justicier… et impuissant. Mais, encore une fois, Sobieski avait eu tout le temps d’évoluer.
— Bref, la fille a avoué qu’il était arrivé chez elle aux environs de 3 heures, couvert de sang. Sobieski a nié mais d’autres éléments sont apparus.
— Lesquels ?
— Vous verrez dans le dossier.
Jacquemart en avait marre de raconter son histoire. Le bonhomme était un mélange d’enthousiasme et de mauvaise humeur, d’empressement et de pied sur le frein.
Corso décida de le soulager :
— Capitaine, concéda-t-il en posant ses deux mains sur les documents, je vais étudier ça de très près. Seriez-vous d’accord pour rester un jour ou deux à Paris ?
Le retraité passa l’index sous son menton mal rasé, produisant un bruit de rabot sur du bois.
— C’est-à-dire…
— Les frais de séjour seront pris en charge par la PJ.
— Dans ce cas…
— Vous voulez qu’on vous trouve un hôtel ?
Prenant appui sur sa troisième jambe, il se releva avec difficulté.
— J’vais m’débrouiller. Vous avez mon numéro dans l’dossier.
Corso l’accompagna jusqu’à la porte du bureau.
— Sobieski a l’air d’avoir repris le droit chemin. Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il est le tueur d’aujourd’hui ?
Le Jurassien secoua la tête.
— Ces animaux-là changent jamais. On peut m’raconter qu’il est devenu un grand peintre, qu’il gagne des fortunes avec ses foutus tableaux, il reste un putain de meurtrier. Si vous aviez vu c’qu’il a fait à la pauvre fille de l’époque… Il aurait dû croupir en taule jusqu’à la fin de ses jours. Faut jamais libérer les bêtes sauvages.
Corso s’interdit de réagir face à ce raisonnement de facho — qu’il n’était pas loin de partager : le taux de récidive n’incite pas les flics à l’optimisme.
Il lui posa la main sur l’épaule en concluant :
— Je vous remercie d’avoir fait le voyage. Votre témoignage va sans doute jouer un rôle capital dans notre enquête.
34
Sous ses airs d’homme des bois, Jacquemart avait l’âme d’un biographe. Il avait monté un dossier qui aurait largement pu nourrir un livre, du style « La vie secrète du grand peintre »…
De son côté, Philippe Sobieski était un cas d’école. Un pur exemple de déterminisme social et psychologique, brûlé au noir.
Monique Sobieski (nom de jeune fille : Moll) est née dans une famille nombreuse près de Montbéliard. Soupçons d’inceste. Elle quitte rapidement l’école et devient coiffeuse. À 17 ans, elle épouse un forain, Jean Sobieski, qui s’avère violent et alcoolique (un pupille de l’État). Femme battue, alcoolique, tuberculeuse, elle a un physique très particulier : mesurant 1,53 mètre, elle paraît avoir une douzaine d’années quand elle a 30 ans.
Un portrait anthropométrique a été pris lors de son arrestation : pas de lèvres, des yeux trop grands (obsédés et obsédants), une choucroute fifties, tendance punk. Elle a l’habitude de mouler son corps de petite fille dans des combinaisons de cuir et des minijupes léopard. Vraiment flippante.
En 1960, à 19 ans, elle accouche de Philippe. Le père disparaît. Tout de suite, c’est la haine — et la luxure. Monique couche avec tout ce qui bouge, et même ce qui ne bouge pas, elle est réputée pour faire des pipes aux patients de l’hôpital de Montbéliard (tarif : une poignée de francs).
Le petit Philippe est poussé dans l’escalier, roué de coups, livré à lui-même. Il disparaît régulièrement dans les forêts voisines. Arrêté plusieurs fois pour vol et vandalisme. En CM2, il ne va déjà plus à l’école. Il n’y a plus d’argent à la maison. C’est Philippe qui va chercher les allocs. Au retour, il est battu comme plâtre : Monique l’accuse d’avoir chapardé de l’argent.
Elle organise aussi un rituel : elle invite d’autres enfants du quartier pour des « goûters » très spéciaux. Les jeux tournent autour de sévices et de châtiments infligés à Philippe. Quand vient la puberté, les tortures redoublent, la mère accuse son fils d’être un obsédé sexuel, de « ne penser qu’à ça », « comme son père ». Des coups, des brûlures de cigarette, des passages à la flamme de son sexe (Monique appelle ça la « désinfection »).
Les services sociaux s’en mêlent. Le jour où l’enfant est enlevé à sa mère, à 13 ans, les résultats de sa visite médicale sont sidérants : Philippe présente de nombreux signes de malnutrition (sa peau alterne des parties dépigmentées et hyperpigmentées, il souffre d’eczéma, son ventre est gonflé ; il perd déjà ses cheveux). Par ailleurs, son corps est un catalogue de cicatrices : des marques de brûlures, d’entailles, de mutilations. Les radios montrent de nombreuses fractures mal réduites, des traumatismes crâniens : un miracle qu’il soit encore vivant — et qu’il ait toujours sa raison.
Monique Sobieski est arrêtée — elle prendra douze ans ferme —, Philippe est placé en foyer, puis en famille d’accueil dans la région de Gap. Violent, irritable, impulsif, l’enfant n’est pas un cadeau. À 15 ans, il viole une de ses sœurs adoptives, handicapée mentale, dans sa famille d’accueil.
Envoyé dans un foyer spécialisé pour les jeunes en difficulté, on essaie d’oublier ses frasques mais il tabasse un môme qui diffuse du rock dans le dortoir — on découvrira que sa mère lui infligeait ses sévices au son de Led Zeppelin, Deep Purple, The Who, Ten Years After. Sobieski ne supporte plus d’entendre une guitare saturée.
Un an plus tard, il agresse sexuellement une fille dans une cafétéria. Mineur et bénéficiant de circonstances atténuantes, on passe encore l’éponge. Nouveau centre, nouveaux problèmes. Sobieski se met à boire et vit de petits trafics. À 18 ans, il intègre un foyer de jeunes majeurs à Chambéry. À cette époque, il zone sur la région frontalière avec la Suisse, oscillant entre petits braquages et boulots de service d’ordre.
Les témoignages sont unanimes : Philippe Sobieski est un prédateur sexuel. Dans son entourage, on l’a affublé d’un surnom qui lui restera, « Sob la Tob ». Il est aussi avéré qu’il se prostitue déjà. Contrairement à ce qu’il racontera plus tard, il n’a pas attendu la prison pour devenir bisexuel.
En 1982, il est une nouvelle fois arrêté pour viol à Morteau. Condamné à cinq ans de prison, il bénéficie d’un régime de semi-liberté au bout de deux et reprend aussitôt ses activités de videur et ses trafics. À cette époque, très instable, il sévit sur toute la frontière sud-est de la France. Sobieski n’est pas à proprement parler un routard ni un punk à chien. Plutôt un voyou qui a la bougeotte, qui ne parvient même pas à s’intégrer dans son milieu hors la loi.
À partir de 1984, il « se pose » à nouveau à Besançon. Il joue à la fois le rôle de rabatteur et d’homme de main, faisant ses rondes autour du parking Battant, quartier chaud de la ville. Il touche aussi au trafic de drogue dans les quartiers de Planoise et des 408. En 1987, au moment des faits qui lui seront reprochés, Sobieski est bien connu des gendarmes. Il faudra attendre le coup de la canadienne pour le mettre définitivement hors d’état de nuire. Vingt ans d’emprisonnement, dont dix-sept années de sûreté.