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De retour chez lui, la lecture des pièces du dossier laissait Corso sceptique. Ce profil de délinquant pourri jusqu’à l’os — il en avait connu des milliers comme lui — ne cadrait pas avec le meurtrier récidiviste qu’il poursuivait, un tueur organisé qui avait réussi à ne pas laisser la moindre trace derrière lui et qui faisait preuve dans son mode opératoire d’une cruauté sophistiquée.

Par ailleurs, le dossier de Jacquemart ne comportait pas de détails (ni de photos) du meurtre de 1987. Il aurait voulu voir les plaies du visage de Christine Woog ainsi que les liens que l’intrus avait bricolés cette nuit-là…

En réalité, les assassinats de Sophie et d’Hélène correspondaient beaucoup plus au nouveau Sobieski, le peintre, le réhabilité, le héros des médias. Jacquemart avait consacré une partie spécifique de son dossier à cette mutation.

À la maison d’arrêt de Besançon, Sobieski passe son bac puis une licence de droit. Au milieu des années 90, il est transféré à Fleury-Mérogis où il se met au dessin. Peu à peu, détenus et surveillants découvrent les dons du numéro d’écrou 28 34 66. Le taulard est capable de brosser le visage de n’importe quel codétenu ou, selon la demande, de caricaturer les matons, ou encore de reproduire d’après photos les personnes chères aux prisonniers.

Bientôt (et malgré sa réputation de fouteur de merde), il obtient l’autorisation de recevoir des pigments à l’huile et d’aménager dans sa cellule un minuscule atelier. Sobieski devient le portraitiste officiel de Fleury. Parallèlement à ces travaux de facture classique, il développe un style propre, expressionniste, réalisant une série de toiles stupéfiantes de violence et de vérité.

En 2000, une exposition intra-muros est organisée. Des photos sont diffusées. En 2002, une galerie expose officiellement les toiles de Philippe Sobieski, et pas n’importe quelle galerie, celle de Nicole Crouzet et de Jean-Marie Gavineau, une des plus réputées du marché de l’art contemporain. Les associés parient sur le talent du peintre — et sans doute sur son image d’assassin reconverti. Bourgeois et intellos adorent ceux qui transgressent leur petit monde policé.

Bientôt, des pétitions circulent. Des personnalités prennent la défense de l’artiste, qui a « largement payé sa dette à la société ». De son côté, Sobieski laisse parler ses toiles. Il a raison : pour tous, un tel peintre ne peut plus être un criminel. Et s’il l’a été, cela ajoute à la puissance implicite de son œuvre. On évoque à son sujet Le Caravage, bagarreur et assassin, et on le reconnaît désormais comme un témoin de premier plan de l’univers carcéral.

La politique s’en mêle : les figures de gauche mais aussi de droite, même si le pardon et la clémence ne sont plus très à la mode dans les années 2000, montent au créneau. Il faut libérer Sobieski !

Corso parcourait avec consternation les articles, les pétitions, les discours des défenseurs de l’artiste — des noms connus, dans tous les domaines. Il avait souvent eu affaire à ces gueulards, des écrivains, des chanteurs, des politiques, des mecs en vue persuadés d’avoir la science infuse alors même que l’affaire n’était pas jugée et que les flics piétinaient…

Le cas de Sobieski était différent : il était question de réhabilitation, de deuxième chance, et bizarrement du pouvoir purificateur de l’art. Corso ne voyait pas trop pourquoi Sob la Tob, après s’être enfilé près de vingt ans de prison et s’être mis à la peinture, aurait cessé d’être un prédateur. Comme disait Bompart : « Vous pouvez toujours éduquer un psychopathe. Tout ce que vous obtiendrez, c’est un psychopathe bien élevé. »

Corso passa aux images des toiles. Là, il y avait de quoi être impressionné. Les études consacrées aux taulards, réalisées dans les années 2000, étaient d’une force inouïe. Elles exprimaient un univers claustrophobique où les visages paraissaient curetés par la solitude ou au contraire bouffis par la mauvaise bouffe et l’ennui. Les peintures de strip-teaseuses étaient éblouissantes. Pour chaque fille, Sobieski choisissait un accessoire, un peu comme les portraits royaux de Goya au XVIIIe siècle. Il les transformait en reines, exprimant aussi leur solitude d’objets de désir relégués sur une scène comme les taulards emprisonnés dans leur cage.

Les années les plus récentes étaient consacrées aux hardeuses, aux putes, aux junks — du dur. Le trait avait été abandonné au profit de couches de couleurs superposées qui définissaient les lignes, les ombres, les reliefs. Cette peinture sollicitait autant la vue que le toucher. La texture boueuse, pleine de plis et d’arêtes, de dépressions et de crêtes, appelait la main…

Néo-expressionnisme, c’était le mot qui revenait dans les articles et les catalogues d’exposition. En effet, on retrouvait dans ces gueules tordues mais souveraines, ces peaux marbrées mais désirables, la même violence que dans l’expressionnisme du début du XXe siècle ou encore dans la Nouvelle Objectivité des années 20, modèle Otto Dix ou George Grosz.

On le comparait aussi à des peintres plus récents : Francis Bacon, Lucian Freud… C’était tout le bien qu’il souhaitait à Sobieski, ces deux derniers artistes étant parmi les plus chers du marché. D’ailleurs, Corso, qui s’était toujours intéressé à la peinture contemporaine, trouvait étonnant de ne jamais avoir entendu parler de Sobieski. D’autant que le type avait eu droit à une débauche de reportages, d’interviews, d’invitations sur les plateaux télé.

Il s’interrogeait surtout sur la probabilité pour qu’un tel homme, ayant vécu non pas une réhabilitation mais une véritable résurrection, ait cédé à ses vieux démons, plus de dix ans après sa sortie du trou.

Corso ne croyait pas au pouvoir dissuasif de la taule. En quoi l’emprisonnement pouvait-il éteindre les feux qui torturaient les criminels ? Au contraire… Cela revenait plutôt à compresser les désirs funestes, à les mettre en bouteille en attendant la prochaine éruption. Qu’avait fait Sobieski de sa violence, de sa cruauté, de sa libido de cinglé entre ces murs ? Sa peinture l’avait-elle soulagé ? Avait-il sublimé la noirceur de ses désirs à travers ses pinceaux ? Corso en doutait sérieusement.

Il philosophait ainsi, seul dans sa piaule à 2 heures du matin, quand son regard tomba sur un détail d’une photo : on y voyait une série de toiles exposées lors de la foire internationale d’art contemporain, « Art Basel 2015 ». Le portrait le plus à droite représentait, sans doute possible, Mike, alias Freud, le hardeur philosophe, le seul ami de Nina Vice. Il posait nu, le gourdin au repos (une fois n’est pas coutume), et semblait littéralement jaillir du limon torturé de Sobieski.

Un point de plus pour la culpabilité de Sobieski. Il connaissait Freud. Il était sans aucun doute l’amant de Sophie et celui d’Hélène. Il était l’homme de la cave. Peut-être celui de Madrid. D’ailleurs, ses toiles, non pas dans la facture, mais dans l’esprit, avaient quelque chose à voir avec la veine noire et rouge de Goya.

Corso attrapa son téléphone portable et composa le numéro de Barbie.

— Tu dors, là ?

35

Ils se retrouvèrent au 36 et se mirent à la recherche de convergences. Corso voulait du solide avant de sonner à la porte du peintre. La première moisson fut infructueuse. Aucune trace de contact avec Sobieski dans les fadettes des victimes. Pas une seule fois son nom n’apparaissait parmi les clients du Squonk. Ni parmi les abonnés d’Akhtar.