Au petit matin, Corso se fendit d’un coup de fil à Mike, alias Freud. Au saut du lit, le hardeur n’était pas spécialement aimable. Surtout, il ne fit que répéter ce que les journaux ressassaient : Sobieski était un grand peintre dont le passé criminel était révolu. Un homme qui aimait peindre les marginaux d’une société qui l’avait rejeté lui aussi. Connaissait-il Sophie Sereys ? Mike n’en était pas sûr — lui-même connaissait mal l’artiste. Dans tous les cas, il n’avait jamais soupçonné que le boyfriend de la strip-teaseuse soit ce chauve de près de soixante balais.
Il appela aussi Catherine Bompart, il voulait lui faire part de son scoop et lui demander de reporter sa conférence de presse d’une journée. Peut-être le soir tiendraient-ils plus qu’un simple témoin mais un suspect mis en examen pour les meurtres de Sophie Sereys et d’Hélène Desmora. Bompart refusa. Elle exigea au contraire une note à propos de Sobieski. Corso la mit en garde : pas question de lâcher un nom ni d’en dire trop.
— Tu oublies que c’est moi qui t’ai tout appris, cingla Bompart.
À 8 heures, les flics n’avaient pas collecté un seul indice concret. Tout ce qu’ils avaient, c’étaient des suppositions et des liens à confirmer. Surtout, Stéphane voulait récupérer le dossier d’enquête complet du meurtre de Christine Woog en 1987. Il espérait débusquer dans les détails de ce premier assassinat les prémices de ceux de Sophie et d’Hélène.
Ils s’accordèrent une pause, un café au Soleil d’or, avant de retrouver à 9 heures tout le groupe sur le pied de guerre dans la salle de réunion. Le briefing tenait en quelques mots : on se focalise sur Philippe Sobieski.
— Stock, je te donne la matinée pour vérifier, discrètement, son emploi du temps aux dates qui nous intéressent.
— Pourquoi pas le lui demander ?
— Autant savoir où on met les pieds. Sobieski s’est farci dix-sept ans de placard. Depuis, il est un peintre reconnu et une figure médiatique. Va falloir se lever de bonne heure pour le prendre en faute. Ludo, t’as toujours des contacts à Fleury ?
— J’ai quelques connaissances.
— Prends le temps d’y aller et renseigne-toi sur lui. Quel genre de taulard il était, avec qui il traînait, etc. Il a passé dix ans là-bas, il a bien dû laisser quelques souvenirs.
— Et moi ? demanda Barbie.
— Toi ? T’as la matinée pour interroger son entourage par téléphone. Son galeriste, ses amis peintres, ses gonzesses, etc.
— J’annonce la couleur ?
— Non. Fais-toi passer pour une journaliste. Depuis sa sortie de prison, il n’arrête pas d’apparaître dans les canards et de s’exprimer sur les plateaux télé. Personne ne sera étonné de ton appel.
— Et le reste ? interrogea Ludo.
Allusion claire aux autres pistes : l’enquête de proximité autour d’Hélène Desmora, le passé commun des deux victimes, les abonnés d’Akhtar…
— Pour l’instant, on oublie. On se donne la journée pour creuser à fond le filon Sobieski. Pour le travail de fourmi, on a nos stagiaires.
Corso les salua et disparut dans son bureau.
Le plus dur restait à faire : appeler Émiliya. Après avoir bien réfléchi, il s’était décidé pour l’attaque frontale.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda-t-elle sur son ton le plus cinglant.
— Tu connais Philippe Sobieski ?
Émiliya ne répondit pas tout de suite, visiblement désarçonnée par la question.
Enfin, au bout de quelques secondes, elle murmura :
— C’est un génie.
36
— Tu le connais personnellement ?
— Nous ne sommes pas amis, mais à chaque rencontre, j’ai pu mesurer à quel point son intelligence est… hors normes.
Le ton d’Émiliya trahissait un respect et une gravité inhabituels. La Bulgare n’était pas du genre admiratif, encore moins déférent.
— Comment l’as-tu rencontré ?
— À un de ses vernissages.
— Tu étais invitée ?
— Ça fait plusieurs années que je m’intéresse à son travail. Par ailleurs, nous avons des relations communes.
— Quelles relations ?
— C’est un interrogatoire ou quoi ?
Corso se racla la gorge au lieu de répondre — surtout, ne pas la braquer. Elle avait sans doute des informations précieuses pour lui et il marchait sur un terrain miné : le b.a.-ba pour un flic, ne pas mélanger vie personnelle et terrain professionnel.
— T’as posé pour lui ? demanda-t-il pour prendre une autre direction.
Émiliya connaissait assez Corso pour deviner qu’il détenait déjà les preuves de ce qu’il avançait.
— Ça m’est arrivé une fois.
— C’est pas ton genre.
— Tu enquêtes sur Sobieski ou sur moi ?
Il esquiva encore une fois :
— La dernière fois qu’on s’est parlé, tu m’as dit que tu n’avais jamais posé pour un artiste.
— Ma vie privée ne te regarde plus. Si tu ne me dis pas à quoi rime cet interrogatoire, je raccroche.
— Sobieski est suspect dans une de mes enquêtes. On a trouvé un de ses carnets où tu es représentée en reine d’Égypte. Tout ce dont je te parle ne concerne que le boulot. Ne va pas t’imaginer que je pourrais utiliser…
— Tes méthodes sont toujours les mêmes.
— Tu sais donc que je peux te faire rapatrier d’urgence en qualité de témoin.
Elle ignorait s’il bluffait ou non (en réalité, il n’avait pas le pouvoir de la faire revenir en France, surtout pas pour lui poser trois questions à propos d’un peintre vaguement suspect), mais elle reprit sur un ton plus calme :
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Dans quelles circonstances tu as posé pour lui.
— Je l’ai rencontré en 2014. Tout de suite, il m’a proposé de lui servir de modèle. Il trouvait que j’avais un physique qui s’intégrait bien à son univers. (Elle gloussa.) Vu ses tableaux, je ne sais pas si c’est un compliment…
Soit Sobieski avait menti, soit c’est Émiliya qui mentait. Elle était beaucoup trop belle et trop chic pour l’univers de l’ex-taulard. Peu importait. Cela signifiait au moins que le carnet d’esquisses lui appartenait.
— Où se passaient les séances ? Dans son atelier ?
— Dans son atelier, oui. À Saint-Ouen.
— Ça n’a pas été plus loin ?
Elle rit encore — une fêlure dans du verre.
— Tu es jaloux ?
— Réponds à ma question.
— Il ne s’est rien passé. Je n’étais pas son style.
— C’est un dépravé pourtant.
— Il n’a rien à voir avec mes… préférences.
Violeur de femmes à 15 ans, prostitué mâle à 18, ils auraient pourtant fait la paire tous les deux.
— À ton avis, c’est un homme violent ?
— Il est doux comme un agneau. Je ne l’ai jamais vu en colère, ni même énervé. S’il a commis des actes violents, c’était il y a trente ans. Il a payé sa dette à la société, et aujourd’hui il est totalement intégré.
Ce discours politiquement correct sonnait mal dans la bouche d’Émiliya. Sa vision du monde était autrement plus complexe et torturée.
— Écoute, soupira-t-elle comme si elle était soudain fatiguée par cette conversation, le plus simple, c’est que tu te fasses une idée par toi-même. Va l’interroger si tu le soupçonnes de quoi que ce soit.