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— Des réfugiés syriens.

Depuis deux ans, des échappés de la dictature de Bachar al-Assad ou de l’oppression de Daech se retrouvaient là, aux portes de Paris, en attente de papiers et d’aide de la part du gouvernement français. Corso avait surtout entendu parler du coup de filet que ses collègues avaient organisé pour arrêter les hordes de mendiants syriens qui officiaient aux feux rouges du quartier — ils s’étaient tous avérés être des Roumains ou des Roms.

Malgré lui, il ralentit pour détailler cette pauvreté d’un autre siècle, déversée au pied des richesses de la capitale. Il n’était ni choqué ni révolté, il avait assez voyagé pour savoir qu’il suffisait de quelques centaines de kilomètres pour retrouver cette bonne vieille misère humaine florissante sur le « corps du monde », comme disait Nietzsche. L’originalité, c’était de la voir pousser ici, à quelques mètres des puces de Saint-Ouen, où les Parisiens aiment fouiner, marchander, jouer aux pauvres le temps d’un dimanche matin.

— T’y vas, oui ? s’impatienta Barbie.

Après avoir vasouillé dans les rues perpendiculaires à l’avenue Michelet, bourrées de dealers capuchés qui ne prenaient même pas la peine de se cacher, ils trouvèrent l’ancienne chaudronnerie où Sobieski avait installé son atelier. Le peintre avait acheté, cinq ans auparavant, cet immense bâtiment de briques du XIXe siècle.

Ils prirent quelques secondes pour contempler la masse rouge : plusieurs milliers de mètres carrés entièrement rénovés, rehaussés de lanterneaux, sortes de cabanons vitrés sur le toit qui permettaient de diffuser une lumière à la fois verticale et oblique.

— L’éclairage zénithal…, commenta Corso sur le mode ironique. Très important pour la création.

— Quoi ?

— Laisse tomber.

Ils s’acheminèrent vers la porte d’entrée, une grande vitre enchâssée dans une armature de métal noir laissant voir, de l’autre côté, les toiles géantes de Sobieski, en exposition permanente.

Corso sonna à l’interphone et se présenta de la plus sommaire des façons :

— Police.

Ils attendirent plus d’une minute avant de voir débarquer un petit bonhomme vêtu d’une chemise de nuit grise constellée de taches de peinture. À y regarder de plus près, il s’agissait d’une blouse comme en portaient les artistes au XIXe siècle.

À travers la vitre, Sobieski leur fit de grands signes — il paraissait hilare — et se mit en devoir d’ouvrir les lourds verrous de son portail.

Corso l’observa en transparence : il était à poil sous sa blouse, pieds nus dans de gros godillots sans lacets et coiffé d’un bonnet noir au bord roulé.

Les années de taule semblaient l’avoir dégraissé à froid — il était famélique. Tournant la poignée de sa main droite, il tenait de l’autre un couteau à peinture englué de pâte épaisse. Une vraie caricature.

— Entrez, entrez, fit Sobieski d’une voix nasillarde. Je vous attendais ! Notre amie commune m’a prévenu…

Barbie tiqua et Corso sourit pour mieux réprimer sa colère. Vraiment, Émiliya le ferait chier jusqu’au bout. Mais il ne devait s’en prendre qu’à lui-même, il n’aurait jamais dû la mêler à son enquête.

— Suivez-moi, on va dans mon atelier.

Sobieski avait une manière particulière de parler, qui convenait à sa voix. Une sorte de gouaille mi-parisienne, mi-banlieusarde, d’où les années de taule avaient gommé toute articulation soignée. Il avalait les mots et en recrachait des postillons de fer.

Ils traversèrent des vastes salles où étaient exposés des portraits hauts de plus de deux mètres. Vraiment impressionnant : ces hommes nus (sans doute des hardeurs) et ces femmes musculeuses ou grasses, à moitié dévêtues (stripers, putes, actrices porno…), exhibaient leurs corps englués de peinture dont les reliefs multipliaient les reflets blancs et les évanescences bleuâtres.

Sobieski était un artiste exceptionnel. Cru, obscène, vulgaire aussi, mais d’une force inhabituelle dans un paysage où les artistes les plus cotés se contentaient de découper des vaches en rondelles ou de sculpter des ballons. On retrouvait avec lui la puissance organique de la peinture, la sublimation bouleversante, touche après touche, de la réalité par le pinceau.

Le site même avait une noblesse particulière. Des salles aux murs uniformément blancs, une dizaine de mètres de hauteur sous plafond, un lanterneau dans chaque pièce déployant un puits de lumière presque aveuglante. Le lieu était digne des plus belles galeries d’art contemporain de Paris.

Dans l’atelier proprement dit, régnaient au contraire désordre et accumulation. Des toiles vierges étaient appuyées contre les murs, d’autres étaient déjà traitées — des couleurs uniformes les recouvraient à la manière de monochromes géants —, d’autres encore étaient emmaillotées de tissu épais. Puis il y avait l’œuvre en cours, une grosse femme avachie dans un fauteuil de velours défoncé. Impossible de ne pas penser au tableau Benefits Supervisor Sleeping de Lucian Freud vendu à New York par Christie’s près de 34 millions d’euros.

Sobieski ouvrit les bras en direction de l’espace chaotique, comme s’il désignait la plus belle de ses œuvres : sur le sol, des châssis épars, des seaux où trempaient des pinceaux et des brosses, des chiffons, des lambeaux de toile, des fauteuils, d’autres objets non identifiés…

Le plus spectaculaire était le comptoir qui courait le long du mur de gauche : un établi de bricoleur entièrement couvert de tubes, de bidons, de bouteilles, de palettes, de pinceaux, de couteaux…

— Champagne ? proposa Sobieski.

Un seau à glace, perlé de gouttes scintillantes, trônait en bonne place entre palettes et brosses. Les flics déclinèrent — il était à peine 11 heures du matin — mais échangèrent un regard : ils avaient tous deux repéré, à côté de la bouteille, un étau de serrage solidement arrimé au comptoir. Un engin qu’on utilise d’ordinaire pour monter les châssis des tableaux mais qui aurait été parfait pour coincer la tête de Nina Vice ou de Miss Velvet.

« Presque trop facile », se dit Corso, et il sentit à cet instant dans sa bouche un goût métallique, comme s’il avait mordu dans un morceau de papier d’aluminium. Il connaissait ce signe : la prémonition chaque fois vérifiée des galères qui commencent…

38

— Vous savez pourquoi nous sommes ici ?

Appuyé sur son comptoir, jambes croisées, coupe de champagne à la main, Sobieski acquiesça d’un signe de tête. Son sourire semblait les attendre au tournant.

— Je vais donc vous demander ce que vous faisiez dans la nuit du jeudi 16 au vendredi 17 juin 2016 et dans la nuit du vendredi 1er au samedi 2 juillet.

— J’ai déjà vérifié dans mon agenda : j’étais avec des femmes.

— Vous notez ça dans votre agenda ?

Il but une lampée puis haussa les sourcils d’un air faussement contrit.

— Y en a tellement ! La rançon du succès. C’est comme ça depuis que je suis sorti de taule !

Vraiment une tête à claques. Avec sa robe, son bonnet qui évoquait un bas noir roulé et ses galoches ouvertes, Sobieski donnait l’impression de jouer une farce à la Molière, une pièce grotesque dont il n’était pas dupe.

— Nous pourrions avoir leurs coordonnées ?