— Je peux vous donner leurs noms mais pas leurs numéros.
— Pourquoi ?
— Je ne les connais pas. Moi-même, je n’ai pas de téléphone.
— Comment faites-vous pour contacter les gens ?
— Je ne les contacte pas, ils viennent à moi.
Corso ne releva pas cette nouvelle forfanterie. Il venait de repérer, parmi les croquis, photos et gravures collés au mur au-dessus du comptoir, une reproduction des trois Pinturas rojas. Vraiment trop facile.
Tout en sirotant sa coupe, Sobieski surprit le regard de Corso.
— Vous appréciez Goya ? El pintor diablo ! Il est pas mauvais mais je suis meilleur que lui. Techniquement parlant, je veux dire.
Une telle prétention tenait du gag, mais après tout, cela allait avec la blouse d’artiste et le champagne de bon matin.
— Nina Vice, Miss Velvet, vous les connaissiez ? Elles s’appelaient en réalité Sophie Sereys et Hélène Desmora.
— Me prenez pas pour un con, s’il vous plaît.
— Vous les connaissiez, oui ou non ?
Sobieski posa sa coupe, se gratta la tête et se mit à longer son comptoir en faisant claquer ses godillots sur le béton. Sur les photos, Corso avait été bluffé par sa musculature, impressionnante pour son âge, mais le peintre était un modèle réduit. Avec son petit 1,70 mètre, sa silhouette était comme compressée et ses muscles, qu’on entrevoyait par l’échancrure de la blouse, ressemblaient à des cordes tendues. Corso songea à un petit singe gris dans un décor de foire.
— J’ai connu Hélène Desmora parce qu’elle me vendait du shit. J’aimais son visage, son corps. Je l’ai souvent peinte.
— Vous avez été la voir au Squonk ?
— De temps en temps, oui. Le strip-tease est un sujet que j’affectionne dans mon travail.
Corso songeait au carnet d’esquisses retrouvé dans la cave. Plus tard.
— C’est à ce moment-là que vous avez rencontré Nina Vice ?
— Exactement.
— Vous êtes devenu l’amant de l’une et de l’autre ?
Sobieski but une lampée et leva encore une fois sa coupe.
— Et j’ajouterais : en même temps.
— En même temps ?
— On avait l’habitude de se voir à trois.
— Vous les payiez ?
— Ça dépendait des fois. Mais elles étaient souvent partantes sans argent. On se défonçait. On se livrait à de petits jeux sexuels. Ensuite, je les dessinais… On dormait tous les trois, comme des bébés. Je pourrai vous montrer les croquis si vous voulez. Je conserve tout avec soin. (Il partit d’un ricanement sardonique, teinté encore une fois d’étonnement.) Avec ma cote actuelle, ça vaut un paquet de fric !
Sophie et Hélène, les sœurs de cœur, les filles de personne, qui cachaient farouchement leur amitié et n’avaient jamais réussi à trouver leur équilibre dans une sexualité normale, avaient donc fini dans le lit de ce porc famélique.
— Serait-il indiscret de vous demander de quel genre de jeux il s’agissait ?
— Bien sûr ! Mais vous êtes là pour ça, non ?
Corso conserva le silence, il attendait sa réponse.
— Souvent des trucs SM mais la plupart du temps, ça finissait en « pegging ».
— Je ne sais pas ce que c’est.
— Renseignez-vous.
À voix basse, sans le regarder, Barbie lui souffla :
— Je t’expliquerai.
Corso hocha brièvement la tête, façon militaire, et se rendit compte qu’il se tenait raide comme une potence. Il n’aurait su dire si ce gars le choquait ou s’il l’enviait de tant d’aisance.
— Quand les avez-vous vues pour la dernière fois ?
— Je dirais… y a environ trois semaines.
— Vous n’avez pas vérifié dans votre agenda ?
Sobieski se fendit d’un sourire.
— Vingt-deux jours exactement. Le plus simple, c’est que je vous le file, vous serez au courant de mes faits et gestes.
Une telle franchise était plutôt déconcertante mais encore une fois, Corso se méfiait de l’arbre qui cache la forêt.
— Vous saviez que Nina se prêtait à des jeux SM sur le Net ?
— Bien sûr. (Il fit mine de trembler de la tête aux pieds.) Tous ces trucs qu’elle se fourrait dans la chatte, j’en ai encore des frissons…
— Hélène vous avait-elle avoué qu’elle couchait avec des cadavres ?
— Ni l’une ni l’autre n’avaient de secret pour moi.
— Ces pratiques n’ont pas l’air de vous choquer.
— En prison, on m’a violé des centaines de fois. On m’a foutu dans le fion des objets dont vous avez pas idée. J’ai vu des mecs se faire trancher la gorge pendant qu’ils suçaient leur assassin. Ce qui me gêne, c’est qu’on laisse faire tout ça dans les prisons, sur des adultes non consentants… En revanche, ce que peut faire une salope majeure et vaccinée sur le Web ou dans une morgue, ça la regarde…
— Un peu de respect, vous parlez de personnes décédées.
— Dans ma bouche, le mot « salope » n’est pas une injure.
D’un signe, Corso passa le relais à Barbie : ce bouffon le fatiguait déjà.
— Vous ne paraissez pas bouleversé par la mort de vos… amies.
— Ce qui me bouleverse ou non, c’est pas vos oignons.
Corso remarqua qu’il lui manquait des dents. Quel plaisir pouvaient trouver Sophie et Hélène dans le lit de ce Gollum ? Sans doute une perversité de plus…
— Quel genre de relations entreteniez-vous avec les victimes ?
— Je viens de vous le dire.
— Il ne s’agissait que de rapports sexuels ?
— C’est ce que je connais de plus intense. Toujours pas de champagne ? insista Sobieski d’un ton badin. Ça vous détendrait…
— Le fait que les deux victimes soient des proches ne vous trouble pas ? relança Corso.
— J’suis pas le seul à les connaître.
— Mais le seul à avoir fait dix-sept ans de prison pour meurtre.
Sobieski éclata de rire.
— Je l’attendais depuis que vous avez franchi ma porte. Mon passé est toujours là, hein ? Dans vos petites têtes de flicards, ce crime fait de moi un coupable pour perpète ? Aucune chance de réintégrer le chemin de l’innocence ?
Corso ne prit pas la peine de répondre :
— Votre meurtre de 1987 ressemble aux assassinats de Sophie Sereys et d’Hélène Desmora.
— Vous êtes mal renseigné, commandant. D’après ce que j’ai compris, le tueur actuel est un taré qui a un rite très précis. Rien à voir avec mon histoire. Quand j’ai tué cette pauvre fille, j’étais complètement défoncé. Elle m’a surpris, j’ai paniqué. Je lui ai tapé dessus…
— Vous l’avez ligotée avec ses sous-vêtements.
— Pas ceux qu’elle portait.
— Comment ça ?
— J’ai pris ce que j’avais sous la main ! J’étais dans sa chambre. J’ai ouvert un tiroir et voilà.
— Elle était habillée quand vous l’avez attachée ?
— Bien sûr. J’ai simplement voulu la maîtriser. Elle n’arrêtait pas de gueuler. Je l’ai frappée pour la faire taire. Beaucoup trop fort, d’accord… Mais encore une fois, j’étais complètement raide.
Corso aurait vraiment dû attendre le dossier de Besançon avant de bouger. En quête d’un élément auquel se raccrocher, il désigna l’étau d’établi.
— À quoi sert cet instrument ?
Sobieski se tourna en direction du comptoir.
— Quel instrument ? Faut vous suivre, mon vieux… (Corso tendit l’index.) Un étau de serrage. Je l’utilise pour fixer mes toiles sur leur cadre.