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— Vous faites ça vous-même ?

— Je fais tout moi-même. En taule, j’avais pas d’assistants pour me tenir la main.

Stéphane s’approcha de l’engin et se pencha pour mieux l’observer.

— Vous nous autoriseriez à venir faire des analyses dans votre atelier ?

— Pas de problème. J’ai rien à cacher.

Corso longea l’établi puis s’arrêta devant les reproductions de Goya.

— Vous savez où les originaux sont exposés ?

— À la Fondation Chapi, à Madrid. Tous les passionnés de Goya savent ça. Je suis allé plusieurs fois là-bas les admirer.

Le flic se tourna brusquement vers Sobieski.

— C’est ce que vous avez fait samedi dernier ?

— Samedi ? Non, pourquoi ?

La voix de Barbie retentit derrière lui :

— Vous avez pris ce jour-là le vol Iberia de 7 h 40 pour Madrid.

Sobieski sursauta, la main sur le cœur, faisant semblant d’avoir été surpris par la question.

— Vous m’avez fait peur ! (Il ricana.) Ma parole, je suis pris entre deux feux.

— Répondez à la question, assena Corso. Êtes-vous allé voir ces tableaux avant-hier ?

— Pas du tout. J’avais rendez-vous avec mon galeriste espagnol. Vous pouvez vérifier. Il s’appelle Jesus Garcia Perez. Je comprends pas : vous me faites suivre ?

— Vous n’êtes pas passé à la Fondation Chapi ?

— Non, je vous dis. À quoi riment ces questions ?

S’abstenant de répondre, Corso fit à nouveau signe à Barbie : les dessins.

Elle fouilla aussitôt dans son sac et en sortit les reproductions du carnet de la cave.

— Vous reconnaissez ces esquisses ?

— Bien sûr, j’en suis l’auteur.

— Elles sont extraites d’un cahier que nous avons retrouvé dans une cave qui jouxte les vestiaires du Squonk.

— Bonne nouvelle ! Je l’ai perdu y a plusieurs semaines.

— Quand exactement ?

— Je me souviens plus. J’en ai des dizaines de ce genre.

— Pour être plus précis, insista Corso, nous avons retrouvé ce cahier dans une planque où un voyeur a ménagé un trou pour pouvoir observer les danseuses du Squonk dans leur vestiaire.

Sobieski éclata de rire.

— Vraiment un pervers, votre gars ! Quel intérêt de mater des filles qui se rhabillent alors qu’elles se désapent tous les soirs sur scène ?

— Ne plaisantez pas, ce carnet contient plusieurs esquisses des victimes.

— Je vous dis que c’est moi qui les ai dessinées.

— Elles reproduisent ce que le voyeur observait de sa cachette.

— Arrêtez vos conneries. J’ai dessiné ces filles pendant qu’elles se préparaient. J’étais dans leurs loges. J’ai mes entrées là-bas. Je connais bien Kaminski.

Corso n’avait pas de mal à imaginer l’ex-taulard cul et chemise avec le proxo karatéka. Mais que faisait ce carnet dans la cave ? Pourquoi la brique descellée pour observer ce qu’il pouvait en effet contempler in situ ?

La rencontre était un échec mais Corso ne s’attendait pas à un miracle. Ce n’était que la première manche.

— On peut avoir votre agenda ? demanda-t-il en signe de conclusion.

Le peintre ouvrit un tiroir de l’établi et en extirpa un cahier à couverture de cuir. Quand il l’eut dans les mains, le flic s’aperçut qu’il s’agissait d’un agenda Hermès.

— Je vous raccompagne, fit Sobieski en sortant de l’atelier.

Parvenu sur le seuil principal, il se retourna vers ses visiteurs.

— Vous n’avez trouvé que moi comme suspect ?

À quoi bon mentir ?

— Pour l’instant, oui.

— Tout ça parce que j’ai commis un meurtre y a vingt ans ? Faut vous creuser la cervelle, les gars. Vous avez pas beaucoup d’imagination.

— Ce sont les tueurs qui en manquent. À peine sortis de taule, ils remettent ça, même méthode, mêmes erreurs. (Sans le vouloir, Corso passa au tutoiement :) C’est pas à toi que je vais expliquer ça.

— T’as raison, répliqua le peintre sur le même ton complice.

Ils s’étaient trouvés — le flic et le voyou, la plus vieille paire du monde…

— Voilà pourquoi les anciens condamnés sont toujours notre première piste et souvent aussi notre dernière, c’est-à-dire la bonne.

Sobieski afficha un sourire admiratif puis prit Barbie à témoin :

— Il parle bien, hein ?

Corso eut la surprise de constater que la fliquette lui rendait son sourire. À ce moment-là, celui qui marquait des points, c’était Sobieski.

En montant dans la bagnole, Stéphane demanda :

— C’est quoi, le « pegging » ?

— On appelle ça le « chevillage », fit Barbie en fermant sa portière. C’est difficile à expliquer avec des mots délicats.

Corso tourna le contact.

— Oublie la délicatesse alors.

— C’est quand un homme se fait sodomiser par une femme équipée d’un gode-ceinture.

39

Corso et Barbie s’étaient déjà mis en quête des deux « alibis » du peintre : Junon Fonteray et Diane Vastel. La première habitait à Créteil mais travaillait dans l’atelier d’une femme sculpteur du nom de Marilyne Kuznetsz, rue des Cascades, sur les hauteurs de Belleville, l’autre résidait dans le XVIe arrondissement.

D’abord la rue des Cascades.

Pendant que Corso conduisait, Barbie feuilletait l’agenda. Soudain, elle demanda :

— Sobieski a parlé d’une « amie commune » : c’est qui ?

— Laisse tomber.

Barbie n’insista pas et replongea dans le carnet du peintre. Elle finit par émettre un sifflement admiratif :

— Eh ben dis donc, il tient la forme.

— Quoi ?

— Chaque soir, il a une ou un partenaire différent.

— Pour les mecs, je sais pas, mais vraiment, je vois pas ce que les nanas peuvent lui trouver.

Il lui lança un coup d’œil en coin, espérant une réponse, mais Barbie referma l’agenda sans un mot. Le soleil était de retour et baignait le boulevard périphérique dans une clarté brumeuse — tout semblait décomposé en milliards de particules blanches.

— On est venus trop tôt, déclara-t-elle.

— Tu m’étonnes.

Barbie baissa sa vitre et inspira une goulée de pollution avec volupté. Son teint pâle semblait réfracter la lumière à la manière d’un tissu blanc. L’idée qu’elle pût bronzer paraissait aussi absurde que de mélanger de l’eau à l’huile. Simple incompatibilité de molécules.

— Tout ça est trop évident, fit-elle de son petit ton sec. L’étau, les tableaux de Goya, le carnet d’esquisses : trop d’indices tuent l’indice. Et en même temps, ce mec paraît si sûr de lui qu’il pourrait bien vouloir nous provoquer. Ou compter justement sur le fait qu’on ne croie pas à tant de signes accusateurs. Dans tous les cas, si ses témoins tiennent bon, on l’a dans le cul. Tout le reste, c’est de l’indirect, on peut être peintre, s’être tapé les victimes, aimer Goya et porter des costards blancs sans pour autant être un tueur en série.

Barbie avait parfaitement résumé la situation.

Remontant la rue des Pyrénées, Corso en rajouta une couche :

— Sans compter que son crime de 1987 n’a pas l’air de correspondre à notre affaire. Je me suis fait enfumer par le Jurassien…