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Il roula sur le sol, se précipita sur son arme, à quatre pattes, et braqua au jugé les dealers qui, comme il l’avait prévu, avaient perdu quelques secondes à digérer leur surprise.

— On bouge plus ! hurla-t-il.

Le premier voyou, au milieu du parking, se figea, sans lâcher son bloc de cannabis. Les deux autres se tenaient près d’un monospace Mercedes dont le hayon était ouvert, la presse hydraulique posée au sol. Le dernier laissa tomber ses bidons de plastique.

Tout se passa en même temps, Corso vit l’un des gaillards près du Classe V plonger sa main à l’arrière du véhicule, le porteur de bidons partir en courant, l’homme-cannabis reculer, tandis que Lambert et son fusil se fracassaient dans son dos sur la bagnole qui lui avait déjà servi de tremplin.

Corso tira en direction du duo le plus dangereux, touchant celui qui fouillait dans le monospace, puis il visa le bloc de cannabis de l’autre, qui fut propulsé en arrière par la force d’impact — Corso savait ce qu’il faisait : depuis 2012, les flics utilisaient de nouvelles munitions à pointes creuses qui s’écrasaient dans leur cible sans la transpercer.

Tout s’arrêta. Le blessé avait basculé à l’intérieur du Mercedes. Son complice avait levé machinalement les mains. Le porteur de cannabis, le cul par terre, était coincé contre une voiture par son stock de défonce brune. Le dernier larron avait disparu.

Braquant toujours les trafiquants, Corso cria à l’attention de Lambert :

— Fous-leur les bracelets !

Pas de réponse. L’air demeurait sous tension, le tableau lui piquait les yeux en mille signaux d’alerte. Lambert s’était-il assommé en tombant ? Il lui lança un bref regard et vit le flic, un genou au sol, aux prises avec un voyou à capuche sorti de nulle part. Le trafiquant tentait de retourner le fusil de Lambert contre lui. Ses deux mains serraient celles du flic, afin de le forcer à se tirer dessus. Le Capuchon avait déjà le doigt sur la détente. Corso bondit de deux pas sur le côté pour trouver un angle où la balle ne risquerait pas de traverser la tête du salopard et de tuer son collègue, nouvelles munitions ou pas.

Quand il fut en place, il vit le doigt bouger, la gueule tordue par l’effort de Lambert — et tira. La balle vint se loger au fond du crâne du tueur, faisant exploser os et cervelle. Corso se précipita, si vite qu’il put voir la fumée de son tir s’échapper de la bouche du dealer à terre.

Lambert se ressaisit aussitôt et braqua son HK G36 vers les deux autres, qui — miracolo — étaient restés immobiles. Corso recula de quelques pas et s’appuya contre une voiture, les jambes tremblantes. Lambert passait déjà les pinces aux deux connards.

Mû par un dernier pressentiment, Corso s’approcha du Classe V. Il n’avait rien perdu de ses talents de tireur : sa balle avait emporté la moitié du ventre du trafiquant, brûlant les chairs et meurtrissant des organes vitaux. Il éprouva un haut-le-cœur à l’idée de son palmarès de la soirée.

Lambert lui envoya une bourrade dans le dos.

— Encore deux cons qu’ont sauvé la vie d’ton ex !

6

9 heures, briefing au 36.

Corso avait dormi de 5 à 8, tout habillé, puis s’était douché, rasé, habillé, en s’efforçant de ne pas repenser au carnage de la veille.

Ils avaient convenu avec Lambert d’oublier sa présence sur les lieux. Le chef de groupe assumerait l’opération — son succès, ses cadavres (l’un d’eux était Mehdi Zaraoui en personne) —, Corso retournant à ses enquêtes et à sa paperasse. Les forces d’intervention étaient finalement venues à bout des tireurs du serpent. Seuls les potes du pendu avaient réussi à s’enfuir. Bilan : un labo clandestin démantelé, une poignée de trafiquants arrêtés, trois morts et deux blessés chez les méchants, dont un des chefs de la bande, un blessé chez les flics. Du prestige pour Lambert. Une catharsis, si on voulait, pour Corso.

Tuer deux hommes en une nuit — ses sixième et septième en dix-huit années de service —, ce n’était pas rien. D’ordinaire, pour digérer un tel traumatisme, il suivait un rituel : il filait à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, la première église qu’il avait découverte à Paris quand il s’était enfin libéré de sa banlieue, et il implorait le pardon de Dieu.

Bien que flic, bien que conscient de l’omniprésence du mal en tout homme, il ne démordait pas de sa vision optimiste du cosmos, incluant une cinquième force fondamentale : l’amour. Voilà pourquoi, dans le silence de la paroisse chargée d’encens, il se livrait à un auto-exorcisme après que le sang eut coulé. À force de prières et d’implorations, il essayait d’étouffer les démons qui l’habitaient, lui, et qui, une fois encore, s’étaient réveillés…

Ce matin-là, pas le temps pour la cérémonie. Il avait démarré à 8 h 45 et filé en direction de la Seine, deux-tons hurlant. Ce qui l’obsédait surtout était son inconscience. Père d’un garçon de 9 ans objet de tout son amour, de tous ses combats, il s’était encore une fois exposé à des dangers inutiles…

Troisième étage, machine à café. Sa gorge ne retint que la brûlure du breuvage sans goût ni saveur. C’était tout ce dont il avait besoin.

Dans la salle de réunion, les membres de son groupe étaient déjà là. Depuis quatre ans, il dirigeait une équipe soudée et efficace dont le fragile équilibre lui collait des insomnies. Qu’un seul élément disparaisse et l’alchimie serait rompue…

Barbara Chaumette, alias « Barbie ». Ni son prénom, qui évoquait pour Corso une longue femme langoureuse, ni son surnom n’étaient adaptés au modèle. Sa deuxième de groupe était une petite trentenaire châtaine au visage incertain. Sèche comme une trique, elle portait des robes de laine noire, des collants troués et des Stan Smith épuisées. Un débit électrique, des gestes saccadés : elle respirait la nervosité et le mal-être.

Elle avait fait Sciences po, était bien partie pour l’ENA, mais à 26 ans, elle avait changé de cap et pris le chemin de l’école des flics — pas l’École nationale supérieure de la police de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, qui forme les commissaires, mais la simple fabrique des officiers de police, à Cannes-Écluse. Personne n’avait compris ses motivations. On ne connaissait pas non plus ses origines familiales ni sa vie privée (si elle avait un petit ami, on le plaignait : elle était aussi stable qu’une maraca). Pour l’instant capitaine, Corso lui promettait un avenir rapide de commandant. Il n’avait jamais vu un flic avec un tel esprit d’analyse ni une telle mémoire. Lui confier des fadettes ou des relevés bancaires, c’était les passer au décodeur.

Nathalie Vallon, 48 ans, était tout le contraire. Ses années de culturisme lui avaient forgé le surnom de « Stockos » (les flics utilisent aussi le verlan), ou simplement « Stock » quand on était pressé. Sa carrure imposante lui avait valu à la PJ une réputation de lesbienne bien qu’elle soit mariée depuis vingt ans à un instituteur et mère de deux enfants qui menaient de brillantes études.

Toujours habillée d’un costume noir sans élégance, chemise blanche et chaussures de gendarme, elle était un vrai soldat de la Crime, à mi-chemin entre le fonctionnaire et le croque-mort.

Peu ambitieuse, elle n’avait jamais obtenu ni même convoité le grade de capitaine. Sa seule vraie passion était la bouteille. Corso devait lui rappeler régulièrement les principes de son groupe : pas d’alcool ni de drogue au sein du service, l’arme de dotation dans un tiroir et pas de vannes de cul, s’il vous plaît.