Cette nuit-là, je manquai le passage du convoi nocturne. Quand je me relevai dans mon lit, la dernière plate-forme glissait déjà sous la fenêtre. Je distinguai seulement le volume inhabituel des engins transportés: le haut des bâches dépassait notre premier étage. «Des fusées, peut-être…», pensai-je à travers un demi-sommeil et je restai un moment à écouter le long effacement du bruit. La nuit, comme souvent après les dégels de février, était glaciale et limpide. Dans la partie haute de la fenêtre que le givre n'avait pas envahie de ses rameaux, le noir avait l'éclat d'une cassure de granit micacé. Entre deux stalactites de glace accrochées à la gouttière, une étoile se laissait voir en relief, vivante et consciente de notre vie, de l'existence de la vieille maison en bois suspendue dans un isolement total, dans la splendeur un peu terrifiante de ce ciel éveillé.
Les dernières vibrations des rails se turent, le calme allait devenir absolu. Et c'est alors que je discernai un imperceptible murmure qui troublait encore la décantation du silence. Je tendis l'oreille et reconnus la voix, ou plutôt l'ombre de la voix d'Alexandra. Le plafond était faiblement teinté du reflet de sa veilleuse. Confus de surprendre ce chuchotis, j'allais me recoucher quand, soudain, il me sembla entendre mon prénom. «Elle a peut-être mal au cœur, me dis-je, et n'a pas la force de m'appeler…» Inquiet mais ne voulant pas me trahir, j'écartai légèrement le satin fatigué du paravent… Dans l'angle de la pièce, de l'autre côté de l'armoire qui formait mon recoin, je vis une vieille femme assise sur son lit, les pieds, sous une longue chemise de nuit, posés sur un petit rectangle de tapis. Elle me parut d'abord inconnue. Ses cheveux blancs étaient dénoués et touchaient ses épaules. Mais surtout ce geste: la tête profondément baissée, les doigts pressés contre le front. Dans le ténu frémissement de ses paroles, je reconnus de nouveau mon prénom…
Je ne pensai pas, je ne me dis pas: «Une femme qui prie.» Mon intuition était, à cet instant-là, beaucoup moins réfléchie. De tout mon être, je ressentis l'infini du noir dans lequel était perdue notre maison, l'abîme de la nuit, les étendues glacées du ciel et de la terre, et au fond de cette béance, une femme qui disait ma présence dans cet univers.
La veilleuse s'éteignit. Je restai étendu, sans sommeil. Déjà au milieu du vacarme matinal des trains, je me souvins qu'elle avait murmuré ces paroles secrètes dans sa langue maternelle.
Les jours suivants, quand je sus trouver les mots pour comprendre cette nuit, je me rappelai la litanie du prêtre, cette voix inégale qui m'avait, déplu. Il invitait à prier, entre autres, «pour ceux pour qui personne ne prie». L'expression, alors incompréhensible, me paraissait à présent d'une justesse poignante. Ignorant tout de la pratique religieuse, je voyais dans la prière plutôt le fait de penser à un être, d'imaginer sa solitude égarée sous ce ciel, de le rejoindre par cette pensée, même s'il ignorait, surtout s'il ignorait cette pensée.
«… pour qui personne ne prie». Dans la grisaille d'une matinée lente à se lever, j'aidai Village à relever ses lignes, toutes sans prise. Le petit feu de bois qu'il venait d'allumer ne servirait donc à rien. «Les mois avec un r sont fichus pour la pêche», expliquait-il en plaisantant. Nous étions aux premiers jours de mars. L'échec ne parut pas l'affecter. Il s'assit sur la carcasse d'une vieille barque, tira un quignon de pain, m'en tendit la moitié. Les nuages se mettaient à pâlir au-dessus de la rivière encore recouverte d'une carapace blanche. Il mangea, puis resta immobile, silencieux, la vue portée au-delà de la rivière. Je le regardais avec attention, avec insistance même. «… ceux pour qui personne ne prie», pensai-je de nouveau.
«Alors, tu veux aller la voir? dit-il soudain, sans se tourner vers moi.
– Voir qui? demandai-je, perplexe.
– Arrête de déconner, tu sais bien: l'infirmière?
– Mais… pourquoi? Tu débloques…»
Il se tut, les yeux de nouveau perdus au milieu des broussailles des berges. Fébrilement, je cherchai ce qui, dans nos conversations, avait pu me trahir. Rien. Et tout… Chaque mot, chaque geste.
«Donne-moi ta main», m'ordonna-t-il soudain d'un ton presque brutal en se levant. Je tendis ma main droite, il la repoussa, saisi l'autre main et, avant que je puisse réagir, en raya la paume avec un glaçon, me sembla-t-il. Non, c'était une pièce de cinq kopecks aiguisée en lame de rasoir. La coupure, peu profonde, brilla, se mit à saigner.
«Tu lui diras que c'était encore ce bac à merde rouillé…» Je restai indécis, regardant tantôt lui, tantôt le filet du sang. «Vas-y», dit-il plus bas, sans brutalité, et il me sourit avec une expression de bonté que je n'avais jamais vue sur aucun visage à l'orphelinat.
À l'infirmerie, je tombai pour quelques minutes dans cet état hypnotique que la lenteur de la femme faisait régner autour d'elle. Un état de félicité pour moi, mélange de douceur maternelle et de tendresse amoureuse.
Il ne restait plus de la bibliothèque de Samoïlov, dans la pièce condamnée, que les volumes très abîmés par l'incendie. Les mains couvertes de cendre, j'essayais de les ramener à la vie, plutôt par respect pour leur infirmité. Souvent la lecture devenait impossible. J'avais juste le temps de fixer une feuille brunie par le feu et déjà elle s'effritait entre mes doigts en emportant à jamais son contenu. C'est ainsi que je lus, sans pouvoir le relire, un bref poème dont les scènes se trouvèrent étrangement en accord avec la fragilité de cette unique lecture. Je ne connaissais pas l'auteur, sans doute un des obscurs poètes de la périphérie du romantisme. La bibliothèque de Samoïlov, composée avec l'appétit omnivore d'un néophyte, était riche de ces noms négligés par les anthologies et aurait pu, me dirais-je des années plus tard, tracer une histoire littéraire originale, presque parallèle à celle qu'on enseigne et honore.
Le poème avait pour titre «Le dernier carré», emprunté probablement à Hugo et en écho aux épopées guerrières du début du dix-neuvième. Les soldats de ce carré tombaient les uns après les autres devant l'assaut d'un ennemi plus nombreux et mieux armé. Le héros n'exprimait qu'une crainte, celle de voir ses compagnons fléchir. Ils tenaient bon pourtant (une rime me reviendrait, un jour: «batterie – fratrie»), resserraient leur carré pour refermer les brèches laissées par les morts. À la fin, ils restaient deux, le héros et son ami. Dos à dos, ils se battaient par pure bravoure, chacun redoutant de laisser l'autre seul. Quand enfin le cœur du guerrier fut transpercé, il se retourna et vit, à la place de son ami, un ange dont les ailes puissantes étaient tachées de sang.
La page se cassa entre mes doigts comme une fine couche d'ardoise. Ce côté immatériel renforrça l'effet des mots. Peu de strophes garderaient dans ma mémoire autant de vitalité que ces vers sans renom.
Je me souviens aussi de l'une des dernières (peut-être même de la toute dernière) lectures en compagnie d'Alexandra. Cette soirée à la fin du mois de mars resta longtemps claire, nous pouvions boire notre thé et lire sans allumer. Parfois un train passait et dans ses compartiments éclairés se laissait surprendre la vie des voyageurs: cette femme qui bordait un drap sur sa couchette, ce jeune homme, les mains en œillères, le front collé à la vitre, comme s'il espérait voir ceux qu'il venait de quitter… Alexandra avait ouvert la fenêtre, l'air attiédi apportait l'agréable amertume des derniers amas de neige, de l'écorce gonflée des arbres. Promesse de printemps. J'y pensai en observant Alexandra qui lisait à haute voix, un reflet de sourire teintant ses lèvres. Pour la première fois, je pensai à ce que pouvait ressentir une femme à l'arrivée d'un nouveau printemps. Une femme de son âge. Ou peut-être l'âge ne comptait-il pas?