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Le livre qu'elle lisait provenait de la bibliothèque ravagée, de ce lot de volumes d'auteurs oubliés auquel appartenait «Le dernier carré». Il s'agissait d'un recueil de courts textes, intéressants uniquement par leur jolie construction qui laissait planer le suspense, l'espace d'une demi-page, avant la victoire du Bien. J'écoutais, bercé par ces dénouements facilement prévisibles, quand soudain le récit suivant, plus bref encore que les autres, rompit ce va-et-vient de la narration. Un amoureux se prend d'une passion folle pour une jeune femme aussi belle que cruelle, il lui déclare son amour et lui offre son cœur. «Non, cher ami, ton cœur je l'ai déjà. Pour me prouver que tu m'aimes vraiment, apporte-moi le cœur de ta mère, oui, le cœur que tu arracheras de sa poitrine.» Le soupirant court chez lui, poignarde sa mère, s'empare de son cœur. Pressé de combler sa bien-aimée, il trébuche sur le chemin, fait une chute, laisse échapper le cœur qui tombe au milieu des cailloux. L'amoureux gémit, se relève et, tout à coup, entend une voix inquiète, le cœur de sa mère: «Tu ne t'es pas fait mal, mon fils?»

Je n'eus pas souvenir de me redresser, de quitter la pièce, de courir. Tout simplement, après une totale rupture de conscience, je me vis debout, dans la pièce condamnée que j'avais donc gagnée en sortant par le palier, en glissant contre le mur de la maison, sur une vieille plinthe, en poussant la porte. J'étais là, la lèvre mordue jusqu'au sang pour ne pas hurler, les yeux ne voyant rien au début, puis voyant ce vide derrière la porte: les champs sous une neige grise, fatiguée, le ciel éteint, le printemps. Un monde parfaitement familier et méconnaissable. Alexandra ne m'appela pas, me laissa seul, attendit tranquillement que je descende. Et ne reparla jamais de ce récit.

Bien des années plus tard, la différence entre la langue maternelle et la langue apprise deviendrait un sujet à la mode. J'entendrais souvent dire que seule la première pouvait évoquer les liens les plus profonds et les plus subtils – les plus intraduisibles – de notre âme. Je me souviendrais alors de l'amour maternel que j'avais découvert et ressenti en français, dans un petit livre tout simple aux pages marquées par le feu.

***

Dans l'embrasement du soleil, d'immenses plateaux de glace descendaient le fleuve, se heurtaient, se brisaient, découvrant leur tranche verdâtre, épaisse parfois d'un mètre. Au moment de notre passage, un pan de banquise percuta un pilier du pont. La chaussée vibra sous nos pieds. L'écho du choc détona. En rompant nos rangs, nous nous jetâmes vers la rambarde. Ce fut un vertige d'ivresse: l'éblouissement des gerbes de lumière, la fraîcheur fauve des eaux libérées et la puissance bestiale des glaces qui se dressaient contre le pilier, se soulevaient par secousses. Sur la rive opposée, semblables à des fourmis noires, des enfants jouaient aux draveurs, sautant d'une banquise à l'autre. La surface blanche se fendait, les jeunes trompe-la-mort s'élançaient vers le fragment le plus large qui se morcelait à son tour, les chassant tantôt sur la terre ferme tantôt, pour les plus fous, sur un bloc dont l'instabilité exigeait des contorsions d'équilibriste. Ce jeu, vu de la hauteur du pont, rappelait le papillotement d'un kaléidoscope.

Notre vie à nous, durant ces mois printaniers, faisait penser à un kaléidoscope dont on aurait fracassé le tube et laissé échapper, peu à peu, les paillettes de verre et les miroirs. Les événements défilaient, moins pour nous mener vers l'avenir que pour épuiser, jusqu'au dernier éclat de rêve, nos années d'orphelinat.

Il y eut, en quelques semaines, plusieurs fugues, de vraies fugues sans retour dont l'une se terminerait, nous apprendrait-on, en Extrême-Orient. Puis, juste avant les fêtes de mai, cette élève que le directeur amena vers une ambulance garée près de l'entrée. Il était difficile d'imaginer qu'une adolescente de quatorze ans, maigre et aux traits effacés, allait bientôt devenir mère, et que depuis l'automne dernier elle portait en elle cette autre vie et parvenait à ne pas se trahir parmi nous qui barbouillions les pages de nos manuels et racontions des blagues sur Brejnev.

Un des premiers soirs de mai, je compris que le monde des autres exigerait de nous un tribut. J'étais accoudé à une table haute, à côté d'un kiosque où l'on servait de la bière. Je n'avais pas d'argent mais, tant que la serveuse ne remarquait pas ma présence, je pouvais écouter les conversations des clients. C'étaient surtout des hommes qui, avant de retrouver sans joie leurs foyers (je découvrais qu'un foyer familial pouvait être sans joie), exposaient ici leur virilité, parlaient des femmes (deux catégories: celles qui «donnaient» et les autres), blâmaient l'injustice du sort. Des femmes, il y en avait peu dans ce lieu mâle. Ce soir-là, une seule, à deux tables de la mienne. L'homme qui l'accompagnait lui parlait sur un ton si méprisant qu'on avait l'impression qu'à chaque mot il rassemblait sa salive pour cracher. À un moment, il la gifla d'une petite claque sèche, furtive. Elle tourna le visage, je la reconnus. C'était Mouza, une fille de l'orphelinat, de trois ans mon aînée. Elle avait peut-être du sang caucasien ou tatar car ses traits étaient d'une extraordinaire finesse ciselée, l'un de ces visages dont la noblesse et l'harmonie font douter des origines zoologiques du genre humain. Personne parmi les élèves ne s'était jamais avisé de la courtiser. Ce degré de beauté la situait, pour nous, dans une autre espèce vivante, entre une branche enneigée et une étoile filante…

Les clients étaient peu nombreux, le kiosque allait fermer. J'entendais clairement les mots que l'homme soufflait entre ses dents: «Tu vas aller là où je te dirai d'aller, sale petite pute. Sans moi, tu n'aurais même rien à te mettre sur le cul…» Mouza protesta de la tête et alors l'homme, très calmement, avec un rictus de haine, lui pinça la lèvre inférieure, plongeant son doigt dans cette bouche déformée. Il était deux fois plus âgé qu'elle et, à cause de son costuma beige et de la couleur de ses cheveux clairsemés, ressemblait à une longue cigarette perdant son tabac. Elle voulut se dégager, mais il lui serra la bouche plus fortement, l'empêchant de parler. C'est avec ce pouce enfoncé derrière sa joue qu'elle réussit à bafouiller d'un ton pitoyable- ment comique: «Je sais où aller, moi. Je ne dormirai pas dans la rue…» Il ricana, en desserrant sa prise, comme dégoûté: «Oui, bien sûr, retourne dans ta pouillerie. On va vous foutre tous dehors bientôt…» Elle se mit à pleurer et je fus frappé par ces larmes car elle sanglotai comme une femme déjà mûre, déjà usée par la vie.

La serveuse fit résonner une demi-douzaine de bocks vides qu'elle attrapa sur ses doigts en éventail. «Alors, tu as fini ta sucette ou bien j'appelle le milicien, il est pas loin, sauve-toi avant que je devienne méchante!»

Je m'en allai avec le regret de ne pas être intervenu, cette honte que chaque homme éprouve dix ou vingt fois dans sa vie. Cette fois-là demeurerait pour moi l'une des plus pénibles.

Je n'étais pas seul à avoir vu Mouza en compagnie de l'homme ressemblant à une cigarette beige. Quelques jours plus tard, un élève prétendit les avoir surpris dans une barque accostée en amont de l'orphelinat. Malgré les exagérations salaces de son récit, je le crus car le comportement de l'homme beige qu'il décrivait correspondait exactement à ce que j'avais vu. Dans ce récit bégayant d'excitation, l'homme était assis dans la barque, le pantalon déboutonné, le bas-ventre à l'air, il sifflotait et Mouza, à genoux, avait la tête collée à ce bas-ventre, mais sa chevelure empêchait de voir… Le conteur, fier de son succès, rejoua la scène, représentant l'homme qui regardait les nuages en sifflotant, la femme et sa bouche déformée par le va-et-vient de l'effort… Village qui ne participait jamais à nos discussions rompit soudain notre cercle et, sans rien dire, frappa. Le conteur bascula en agitant les bras, se releva, les lèvres en sang, lâcha un juron et se tut en rencontrant le regard de Village. Un regard non pas menaçant mais triste.