La vitre de l'étroit vasistas dans notre baraque était cassée et chaque soir, avant de nous endormir, nous voyions un beau spectre solaire né dans la brisure, une longue queue de paon inondant soudain, pour quelques minutes, l'intérieur encombré de notre logis, glissant vers les clous où pendaient nos vêtements couverts de terre. Un soir, cet arc-en-ciel ne se forma pas. Nous étions à la fin de juin, l'angle des rayons avait changé. Personne n'en parla mais je vis des coups d'œil qui revenaient souvent à notre «vestiaire», resté sombre. Dans l'oubli total du temps, l'oubli salutaire que la steppe nous offrait, nous nous rappelâmes soudain que c'était notre dernier été vécu en commun.
Le lendemain matin, tout près du tracé du canal, nous découvrîmes cette croix de bois avec un casque suspendu à l'une de ses branches. Nous l'entourâmes, intrigués par l'anonymat et la solitude de cette tombe au milieu de l'immensité des plaines aveuglées par le soleil. Nous étions habitués à voir des montagnes de béton célébrant la mort, des inscriptions dorées, des effigies de héros. Ici, ces deux branches de bouleau, à l'écorce fendillée, un tertre depuis longtemps aplani par les vents. Étrangement, la vue de cette tombe ne dégageait aucune angoisse, n'invitait à partager aucune peine. Il y avait même quelque chose de léger, d'aérien, de presque insouciant dans cette croix. Sa présence à cet endroit (pourquoi là et non pas à trois cents kilomètres au nord ou au sud?), le hasard humain de cette présence semblait indiquer que l'essentiel se passait ailleurs que sous ce rectangle de terre…
De l'autre côté du canal, un surveillant nous appela: «Vite, on part! Une cérémonie…» C'était la formule consacrée pour notre figuration.
Elle s'engagea mal cette fois-ci. Nous mîmes cinq heures pour arriver sur les lieux et, déguisés en bons et braves pionniers aux foulards rouges, commençâmes à attendre, enfermés dans le bus, sur le bas-côté d'une route. Visiblement, on ne savait pas trop si on allait avoir besoin de nous ou non. Autrefois, nous aurions ourdi une révolte, aurions exigé du pain, simulé une crise de diarrhée collective. Ce jour-là, chacun restait en tête à tête avec ses pensées, certains essayant de dormir, d'autres se réfugiant dans le souvenir d'une journée, d'un sourire. Les surveillants paraissaient plus inquiets que d'habitude. Pourtant, d'après les rumeurs, il ne s'agissait que de la visite d'un général. Nous qui avions vu des maréchaux et même un cosmonaute…
Un officiel en complet noir monta soudain sur le marchepied du bus et poussa une sorte de cri chuchoté: «Vite! Descendez, ils arrivent. Vite, tous en rang!» Il avait un visage rouge, l'air paniqué.
Au pas de course, on nous amena sur un large terrain, en haut d'une colline, qu'encadraient déjà plusieurs détachements de jeunes figurants. L'un des angles de ce cadre vivant paraissait dégarni, on le colmata avec nos troupes. Quand nous fûmes installés, je jetai un coup d'œil derrière nous: au loin, un bâtiment inachevé exhibait les embrasures vides de ses fenêtres. Nous étions donc là pour le cacher aux visiteurs… Il fallait maintenant, nous le savions tous d'expérience, tomber le plus rapidement possible dans une torpeur qui permettrait de ne plus sentir la brûlure du soleil, ni la soif, ni l'absurde longueur de la cérémonie. Se concentrer sur la forme de ce nuage qui s'allongeait doucement, très doucement…
C'est une rapide crispation musculaire autour de moi qui me tira soudain de mon assoupissement. Nous avions, à cause de notre existence communautaire, des réflexes synchronisés. Je retrouvai la vue, j'observai l'esplanade. Une foule de notables, sans doute les dirigeants de la ville, était déjà présente, tournée vers l'autre extrémité de la place, là où l'encadrement de chemisettes blanches s'interrompait, laissant une large entrée. Les regards de tous mes camarades étaient fixés sur cette ouverture. Un groupe assez nombreux avançait d'un pas calme, comme cela s'était toujours fait dans ce genre de cérémonies, il n'y avait donc rien d'extraordinaire dans cette procession…
Tout à coup je vis ce qu'il y avait d'extraordinaire.
Ma première impression fut la plus invraisemblable et cependant la plus exacte. «Les Lilliputiens conduisent Gulliver capturé…» L'homme qui marchait au milieu du groupe dépassait les autres d'au moins une tête. Ou plutôt on voyait sa tête et ses épaules au-dessus du va-et-vient des visages qui l'entouraient. Je cherchai l'éclat des galons de général, une casquette à insigne comme je l'imaginais d'après l'uniforme des généraux de notre armée. Mais le géant qui, dès le premier instant, fut au centre de la cérémonie, portait un complet sombre sans aucune allusion hiérarchique. Il y avait peut-être juste dans sa démarche, dans sa façon un peu raide de poser ses pieds sur le sol, dans le port ferme de son corps, quelque chose de militaire. D'ailleurs, je constatais à mesure qu'il s'approchait que ce n'était pas sa taille exceptionnelle qui le plaçait au centre mais sa manière de modeler l'espace autour de lui.
Je voyais déjà son visage dont l'expression rappelait celle d'un vieil éléphant sage et désabusé, ses paupières qui se soulevaient lentement pour laisser percer le regard d'une vivacité surprenante. Tout près de moi, j'entendis soudain quelqu'un murmurer avec une crainte admirative: «T'as vu son nez?» Ce puissant relief fascinait dans la contrée des steppes où prévalaient les faces planes d'Asie. Mais le chuchotement enthousiaste voulait dire en fait autre chose: la venue d'un homme pareil ne pouvait pas ne pas provoquer un coup d'éclat.
Et ce coup d'éclat arriva. Du groupe des notables de la ville se détacha un homme à la physionomie banale d'un chef de kolkhoze et il marcha vers le vieux géant qui venait de s'arrêter avec son entourage au milieu du terrain. Malgré notre garde-à-vous, je perçus comme un léger craquement des vertèbres: tous les cous se tendirent vers l'incroyable spectacle.
Car le chef du kolkhoze, ou celui qui lui ressemblait, portait, en le tenant par les ouïes, un énorme esturgeon. Il donnait plutôt l'impression de danser avec le monstrueux poisson dont la gueule pointait dans son visage et dont la queue essayait de s'enrouler autour de ses mollets. Le poids de la bête obligeait le danseur à rejeter son corps en arrière et à marcher d'un pas saccadé comme dans un étrange tango chaloupé. Il s'approchait déjà du géant. Tout le monde retint son souffle.
Encore à quelques pas de distance, une illusion d'optique se produisit. L'esturgeon se mit à rétrécir, à paraître moins long, moins lourd. Enfin quand le cadeau se retrouva entre les mains de l'hôte, le corps argenté du poisson sembla presque efflanqué. Il fut montré à l'assistance comme un beau trophée de pêche, soulevé sans effort apparent. Les applaudissements saluèrent la force souriante du géant. Un dirigeant venu de Moscou s'avança alors vers le micro et se mit à parler, l'œil fixé sur les feuillets dactylographiés.
Je ne voyais ni l'orateur ni la foule des notables. Je venais de deviner le vrai secret du grand vieil homme. À l'instant, après avoir confié le poisson à l'un de ses aides, il avait profité du bruit de l'ovation et avec une adresse de prestidigitateur, tout en opinant de la tête aux paroles que sa suite lui adressait et qu'il n'écoutait pas, il avait glissé sa main droite dans la poche de sa veste, avait sorti un mouchoir et essuyé rapidement les bouts de ses doigts sans doute collants de la glu de l'esturgeon. J'étais peut-être seul à avoir remarqué son geste et ce détail recueilli m'avait donné la sensation de pénétrer son mystère: sa solitude. Il était entouré, acclamé, il se prêtait de bonne grâce à tous ces jeux diplomatiques, il acceptait même ce monstre gluant et savait, d'instinct, pendant combien de secondes il fallait exhiber le cadeau avant de le passer à son aide de camp. Il était très présent. Et pourtant très à l'écart, dans une grande solitude songeuse.