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Voyant mon désarroi, Alexandra pensa que je n'avais pas pu suivre le langage oral ou que le contenu du discours était trop complexe pour un adolescent de mon âge. C'est sans doute pour me tirer d'embarras qu'elle dit sur le ton d'une réminiscence très lointaine: «Il était déjà venu dans la ville. En quarante-quatre. Oui, à l'automne quarante-quatre. Je ne l'ai pas vu. L'hôpital était bondé, on travaillait jour et nuit. Mais nous avions parlé de lui pour la première fois bien avant…»

«Nous, c'est qui? demandai-je en sortant de ma torpeur.

– Nous, c'est moi et… Jacques Dorme.»

Mon «insolation» dura moins d'une semaine. Le destin de Jacques Dorme, l'esquisse fragmentaire de ce destin, eut le temps de se tisser pour toujours à ce que j'étais. Le récit d'Alexandra, ce mois de juillet 1966, fut de ceux qu'on ne peut faire qu'une seule et unique fois dans la vie.

Quatre ans et quelques mois après la cérémonie sur l'esplanade, j'appris la mort du grand vieil homme. Le regard qui embrassait la steppe au-delà de la Volga et cette minute de silence qu'il avait alors fait durer venaient de se fondre dans l'éternité. Je vois encore le kiosque à journaux, près du pont Anitchkov à Leningrad, la page avec son portrait, le communiqué de sa mort. «Les Lilliputiens ont gagné», pensai-je en achetant le journal. Je ne devinais pas encore à quel point cette formule était juste. J'étais pourtant déjà assez adulte pour savoir que cette mort avait été précédée par la trahison des uns, par la lâcheté des autres. Surtout par l'ingratitude d'un pays dont il avait jadis sauvé l'honneur.

Dans ma mémoire, il resterait cependant inchangé: un vieux géant au milieu d'un ancien champ de bataille et qui rend hommage aux guerriers tombés. Seule une phrase de lui que, bien plus tard, je découvrirais dans un livre s'ajouterait à cette vision, comme pour répondre à la question d'Alexandra qui voulait connaître ses paroles: «Maintenant que la bassesse déferle, eux regardent le Ciel sans pâlir et la Terre sans rougir.»

V

Ce jour-là disparaît toute distance entre le pénible devoir de vivre et la calme acceptation de mourir.

Une journée de mai 1942, à une trentaine de kilomètres de Stalingrad, la chaleur épaisse comme du goudron, des rails encombrés de pansements sales, d'éclats de bombes, d'immondices. Un convoi vient d'être touché. Les cheminots essayent de détacher la citerne en feu pour la tracter sur une voie de garage. Son pétrole brûle en plongeant les environs dans une nuit Percée par un soleil violet. Le mouvement des trains devient tâtonnant mais ne s'interrompt pas – la seule chose qui compte. Des convois vers l'ouest: des soldats, des obus, des armes. Des convois vers l'est: de la chair mutilée, digèrèe par les combats. La gigantesque cuisine de la guerre, une immense chaudière qu'à chaque minute il faut alimenter avec des tonnes d'acier, de Pétrole, de sang.

Alexandra se retrouve serrée entre le mur des citernes immobilisées et les wagons qui avancent sur la voie voisine. Si le feu se propage, le nœud ferroviaire sera un brasier long d'un kilomètre. Il faudrait tomber, ramper sous le convoi, ressortir de l'autre côté, fuir. Elle ne bouge pas, fixe son reflet sur le flanc de la citerne luisante de pétrole. Muet, s'articule soudain en elle son prénom, son vrai prénom et son nom français. Sa vie égarée ici, dans ce crépuscule de midi, dans ce pays étranger qui agonise autour d'elle. L'air brunâtre, les cris des blessés, son propre corps dissous dans la chaleur, la souillure, l'abrutissement de l'effort, l'asphyxie. Elle se dit que la mort ne pourra jamais déboucher sur une torture aussi riche. Au bout du convoi la fumée grossit, on ne voit plus les rails…

Son reflet se met à glisser, disparaît. On a réussi à couper le convoi en deux, à éloigner la partie en flammes. La vie peut reprendre. Une vie qui se confond si bien avec la mort.

À travers le martèlement des roues, elle entend une voix l'appeler: «Choura!» Elle revient dans sa vie russe, se remet au travail. Avec d'autres femmes, elle dénoue, jour après jour, le chassé-croisé des convois, le va-et-vient des locomotives. Tout se passe dans la tension des nerfs à nu, au milieu des hurlements et des jurons, dans l'oubli de la fatigue, de la faim, de soi. Un machiniste l'injurie, elle répond avec une hargne brève et efficace. Une collègue l'aide à descendre un mort du convoi des blessés. Elles l'empoignent, le posent sur une pile de vieilles traverses. Les yeux de l'homme, ouverts, paraissent animés, on y voit monter la fumée du pétrole incendié. Deux autres convois la serrent entre leurs murailles, l'un se dirige vers l'ouest (un criaillement de bandonéon, le visage souriant d'un soldat qui, les mains en porte-voix, la demande en mariage), l'autre vers l'est, silencieux (dans une fenêtre, une tête entièrement recouverte de pansements, une bouche qui tâche de saisir un peu d'air). Et pour elle, entre ces deux murs en mouvement, un semblant de solitude et de repos. Et cette pensée: pourquoi m'accrocher à cet enfer? Elle regarde sa main droite, ses doigts mutilés dans un bombardement. Ses pieds dans de grosses bottes de soldat. Elle devine, sans le voir, le masque desséché et vieilli de son visage.

Les trains se retirent presque au même moment. Un homme marche en enjambant les voies, en agitant tranquillement une petite valise, sans se soucier des manœuvres chao-tiques des convois. Il porte une tenue bizarre, mi-militaire, mi-civile. Sa démarche libre, les regards qu'il jette tout autour font de lui un paisible promeneur du dimanche tombé par hasard dans cette journée de guerre. Pour quelques secondes, il reste dissimulé derrière le rouleau de fumée, puis réapparaît, évite de justesse une locomotive, continue son excursion. «Un espion allemand…», se dit Alexandra, se rappelant les innombrables affiches qui invitent à démasquer ces ennemis qu'on parachute, semble-t-il en masse, à l'arrière. L'homme, la main en visière, observe le vol rapide d'un chasseur au-dessus des flammes, puis se dirige vers le poste d'aiguillage. Non, trop maladroit pour un espion. Celui-là va finir par passer sous les roues d'une draisine ou de ce train qui surgit en déchirant la fumée. Alexandra se met à courir vers l'homme, lui faisant signe de s'écarter, essaye de couvrir de son cri le grincement des rails. Elle le rattrape, le pousse, ils trébuchent tous les deux, fouettés par le souffle du train. Les mots qu'elle lui jette sifflent aussi comme des fouets. Des mots rêches, grossiers qui font de sa voix une voix d'homme. Elle sait que ses paroles sont laides, qu'elle-même doit être très laide aux yeux de ce vacancier égaré, mais ce dégoût lui est nécessaire, elle cherche cette douleur et ce mal sans issue. Le promeneur plisse les yeux, comme dans un effort de compréhension, un sourire aux lèvres. Il répond, explique calmement, avec une politesse incongrue, d'un autre âge. Il parle correctement, mais cette correction justement se remarque. «Il a un accent», se dit-elle et soudain, abasourdie, incrédule, elle croit deviner quel est cet accent.

Ils ont encore le temps d'échanger quelques mots en russe mais déjà la reconnaissance se fait, plutôt une rapide série de reconnaissances: le timbre de la voix, la mimique, un geste qui serait autre chez un Russe. Ils se mettent à parler français et c'est elle à présent qui a l'impression de parler avec un accent. Après vingt ans de silence dans cette langue.