Quand le bruit des avions faiblit, Jacques Dorme saisit certains mots mais plus que les mots c'est la différence entre ces deux hommes qui compte, il le sent, c'est d'elle que dépend l'issue: ce pilote, grand, au visage ouvert, à la voix ferme et cet homme en noir, très soigné malgré la boue printanière et qui dévisage le Polonais sans cacher sa haine. A un moment, leurs voix montent. Pour couvrir la stridulation des stukas, se dit Jacques Dorme. Mais le ton continue à se durcir même dans le silence revenu. Il voit l'homme en cuir noir se lever, les deux poings sur la table. Witold crie en agitant les mains, les soldats lui pointent leurs mitrail-lettes dans les côtes. Jacques Dorme entend le nom de Staline que le Polonais crie avec un éclat de voix méprisant. L'homme en noir se relève de nouveau, sa bouche se tord, siffle plusieurs fois: «Chien d'espion…», et soudain, il se met à dégainer. Les secondes deviennent incroyablement longues. Witold et les deux soldats le regardent faire, immobiles. Jacques Dorme croit que cette fixité des regards dure au moins une minute. L'homme empoigne le pistolet, tout le monde a le temps de prendre conscience de ce qui se passe, Witold a le temps de lécher ses lèvres. Et le coup part, puis un autre.
Jacques Dorme comprend que cela est impossible. On ne tue pas un homme comme ça, sans jugement. C'est un coup à blanc, sans doute, pour faire peur. On ne peut pas tuer un homme devant cette table, sous ce soleil… Witold tombe. L'homme en cuir noir range son pistolet, les soldats tirent le corps dans la porte ouverte d'une baraque.
Se retrouvant sur le banc, Jacques Dorme a l'étrange sentiment qu'il n'a pas quitté son poste d'observation, derrière le mur du hangar, qu'il continue à observer la scène, qu'il y a tout simplement cet autre homme, lui, qui va maintenant parler pendant quelques minutes et ensuite mourir. Celui qui regarde par la fissure devrait faire quelque chose: se jeter sur le petit homme en cuir, lui arracher son pistolet, crier, alerter un commandant. L'homme répète sa question, un des soldats pousse le canon de sa mitraillette dans la nuque de Jacques Dorme, l'incitant à parler. Il répond, s'étonne de la correction mécanique de ce qu'il dit, se rend compte qu'il parle en russe et que c'est la première fois que cette langue lui est à ce point utile. Il a encore assez de sang-froid pour comprendre l'étrangeté de cette première fois. Pour comprendre que ses réponses n'écarteront pas ce qui l'attend et que cette connaissance du russe est la charge la plus lourde contre lui, contre cet «espion» parachuté par les Allemands et qui se fait passer, quelle fantaisie! pour un pilote français. Il croit surtout avoir reconnu l'homme en cuir, non pas lui, mais ce type d'hommes qu'il a découvert en Espagne. Des hommes en cuir noir. Les aviateurs russes, il s'en souvient, interrompaient leurs discussions quand l'un de ces hommes s'approchait, et Jacques Dorme ne parvenait pas à comprendre cette crainte chez des pilotes qu1 croisaient la mort dix fois par jour. Ils se raidissaient et donnaient pour toute explication une combinaison de lettres: la Guépéou ou encore le NKVD…
Le hurlement des avions en piqué efface les paroles. Ils se taisent l'un face à l'autre, les yeux dans les yeux. Subitement, Jacques Dorme devine que l'homme en cuir a très peur, que ces étroits yeux marron louchent de peur. Un avion passe au-dessus des hangars, plonge sur les fantassins qui, dans la rue voisine, préparent l'évacuation. Il y a des cris, le piétinement d'une foule. Jacques Dorme lève le regard, remarque l'encoche d'un autre avion et dans un ciblage machinal, immédiat, évalue l'angle, la distance, la vitesse d'approche… Il veut prévenir l'homme en cuir mais celui-ci court déjà, court lentement, embrouillé dans les pans raides de son manteau, la main serrant la gaine du revolver. Il devrait tomber, se jeter derrière un mur, sous ce banc où se glisse Jacques Dorme mais le stuka passe déjà, perce les oreilles de sa stridulation, mitraille.
Il y a toujours la même table au milieu de la cour, le même soleil, la glace qui fond en longues gouttes irisées. Et à présent, près du marchepied du camion, ce corps en cuir noir, recroquevillé, la tête éclatée retombée sur la poitrine. «L'homme qui voulait me tuer…», se dit Jacques Dorme sans saisir encore le sens de ses Paroles. «L'homme que j'ai voulu sauver…»
Il n'a pas le temps de prendre conscience de ce qui lui arrive. Un tout-terrain s'arrête dans la cour, l'officier qui les y a conduits ce matin descend, lui donne une tape sur l'épaule: «Alors, ça y est, il vous a contrôlés, notre chasseur d'espions?» Jacques Dorme, d'un coup de menton, lui montre le camion. L'officier lance un long sifflement, suivi d'une bordée de jurons. Il va voir le cadavre, s'incline, retire le pistolet et explique avec un clin d'œiclass="underline" «Il a tué plus de Russes que d'Allemands avec ça. Seulement ne répète à personne ce que je te dis…» Jacques Dorme lui parle de Witold. Le même sifflement, un peu plus court, les mêmes jurons: «Pauvre Polack! Vraiment pas de chance… Non, on n'a pas le temps. Les Fritz vont être ici avant la nuit. Monte vite, on doit voir le colonel Krymov.» Jacques Dorme refuse, argumente. L'officier insiste, s'emporte, agite le pistolet qu'il vient de prendre au mort. Jacques Dorme sourit: «Vas-y, tire, il y en aura au moins un qui ne sera pas russe.» Ils finissent par charger le corps de Witold dans la voiture et partent en louvoyant entre les cratères de bombes et les carcasses des camions en feu.
Le colonel Krymov est introuvable. Au poste de commandement, on hausse les épaules, son aide de camp leur conseille d'attendre. Ils décident de passer en revue toutes les maisons, peu nombreuses, où l'on voit de la lumière. La dernière à visiter est cette isba dont les vitres scintillent d'une lueur fuyante. Avant de frapper, ils s'approchent de la fenêtre, regardent. La pièce est éclairée par le rougeoiement du feu dans le grand poêle. Sur le lit, on voit se débattre un home nu, lourd qui semble être seul, il se laisse tomber de tout son long, rebondit, retombe. Soudain sa main plonge dans le creux du lit et en extrait un lourd sein de femme qu'il malaxe entre ses doigts. Le lit est très profond, très creusé par le poids des amants et le corps de la femme est noyé dans ce giron. L'homme s'abat, émerge, sa main repêche cette fois une cuisse large, rosie par le feu. C'est un lit à roulettes: à chaque assaut, il se déplace en avant puis, un peu moins, en arrière. Un manteau militaire semble assis, raide, sur une chaise.
Ils voient Krymov une heure après, au poste de commandement. Il leur indique le chemin à prendre demain et conseille de partir très tôt car «ici, ça va être joyeux». La dureté et la tristesse de sa voix surprennent Jacques Dorme. Joyeux… Il ne comprend pas. «Les limites de mon russe», se dit-il.
Il gèle très peu la nuit, la terre à l'angle d'un verger est légère. Quand la tombe est recouverte, Jacques Dorme enfonce une croix: deux bouts de planche serrés avec du fil de fer. «Finalement, tu as bien fait», soupire l'officier et il tire trois coups de feu dans le ciel avec son pistolet.
La pulsation de la vie toute neuve car sauvée de justesse l'empêchera de dormir. Surtout cette pensée: il ne pourra jamais expliquer à personne que la guerre, c'était tout cela aussi.
La guerre résonnait également dans la voix de son nouvel accompagnateur (Jacques Dorme finirait par croire que ses cornacs successifs ne savaient pas comment se débarrasser de lui). Ce lieutenant annonça avec un petit rire sec: «A propos, le régiment de Krymov… Haché menu. Pas un ne s'en est sorti. Du village, il ne reste plus une maison. Oui, un vrai hache-viande.» Le geste vint appuyer ses paroles.