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Le lendemain, ils repassèrent dans ce village, repris entre-temps aux Allemands, et tombèrent sur un jeune télégraphiste mort, étalé sur la route, près du fil rompu par une explosion. Ses bras déchiquetés par les éclats, il avait serré les bouts du fil entre ses dents… Le lieutenant sembla étonné surtout par l'astuce du soldat.

Cette légèreté aussi, c'était la guerre.

Tout comme cette hallucination qui fit resurgir, le matin suivant, l'homme en cuir noir…

Ils arrivèrent au bout d'un champ enneigé, reconnurent l'aérodrome qu'ils cherchaient depuis quatre jours, et là, autour d'un lourd trimoteur, la scène de l'interrogatoire se répéta comme dans le songe fiévreux d'un blessé. Il y avait cet homme portant un long manteau de cuir noir, un homme plus grand et assez différent du premier mais son rôle était le même. Pistolet au poing, il tournait au milieu d'un groupe de militaires, vociférait des menaces accompagnées d'injures, indiquait l'avion, et de temps en temps donnait une tape sur le fuselage. Il sembla ne pas remarquer l'arrivée de Jacques Dorme et de son guide, le lieutenant.

«Je connais votre travail de sape! hurlait-il. Je vous ai pris la main dans le sac. Je sais que vous voulez saboter les décisions du Commandant suprême…» Mêlées aux jurons, ces accusations avaient, aux oreilles de Jacques Dorme, une résonance bizarre: le Commandant suprême, Staline, se retrouvant entre une «putain» et une «mère baisée»… Un militaire en combinaison de pilote intervint avec la voix d'un élève qui cherche à se justifier: «Mais, camarade inspec-teur, on ne peut pas charger le double de sa capacité…» Il y eut une nouvelle procession de «mères» et de «putains», suivie cette fois par le Parti: «Si le Parti a décidé que cet avion pouvait pendre trois tonnes c'est qu'il peut les prendre! Et celui qui s'oppose aux résolutions du Parti est un larbin fasciste et va être liquidé!» Le canon du pistolet pointa dans la joue de l'aviateur qui avala sa salive et souffla: «Je veux bien essayer encore une fois, mais…» L'homme en cuir baissa le pistolet: «Mais ce sera la dernière. Le Parti ne tolérera pas la présence d'agents fascistes dans les rangs de nos escadrilles.»

Le pilote et un autre militaire prirent place dans l'avion. Jacques Dorme avait l'impression de les suivre, d'imiter leurs gestes dans le cockpit, de voir le tableau de bord… Il avait reconnu l'avion au premier coup d'œil malgré l'état de l'appareiclass="underline" c'était un Junkers 52, le même modèle qu'il avait piloté en Espagne. On avait enlevé la mitrailleuse, démonté la tourelle (peut-être pour pouvoir charger les fameuses trois tonnes décidées par le Parti…). Et la surface du fuselage et les ailes avaient été badigeonnées d'un bleu trouble.

La piste était suffisamment longue mais l'élan s'engagea, poussif, les cahots de la course rabattaient l'appareil contre le sol. Une centaine de mètres avant la bordure de congères, l'avion sursauta, dressa le nez, puis colla à la piste, entama un virage, se déporta vers la neige vierge. Le moteur se tut.

L'homme en cuir tira son pistolet et se mit à courir vers l'appareil. Tout le monde le suivit mais d'un pas entravé, ne sachant comment éviter la lâcheté de la participation. Le pilote était descendu et se tenait près de l'avion, le regard sur celui qui courait. Son camarade s'était caché derrière, faisant semblant d'examiner une hélice.

L'homme en cuir aboya, la gorge rayée par l'air froid et la colère: «Non seulement tu n'obéis pas aux ordres du Parti, mais tu as essayé de détruire le matériel de guerre. Et pour ça, vous passerez tous devant une cour martiale, et toi aussi!» Il se tourna vers un gradé qui restait à l'écart.

Le lieutenant intervint à ce moment-là, se présenta, présenta Jacques Dorme. L'homme en cuir les dévisagea avec morgue, puis s'écria sur un ton très aigu: «Mais qu'est-ce qu'il attend. Qu'il monte, qu'il prouve qu'il est pilote et non pas un espion qu'on a parachuté cette nuit!»

Jacques Dorme contourna l'avion, demanda à voir le chargement. Le pilote soupira, ouvrit la Porte, ils grimpèrent dans la carlingue obscure du Junkers. L'intérieur était occupé par de grandes caisses en bois remplies à ras bord de ferraille: épaisses dalles de fonte, chenilles de chars… Ce vol d'essai était sans doute prévu Pour mesurer la cargaison maximale. Ils descendirent. On entoura Jacques Dorme. Le silence était d'acier. On entendait les bourrasques siffler sur le tranchant des pales. «C'est faisable, affirma Jacques Dorme, mais j'aurai besoin d'une chose…»

L'homme en cuir eut une grimace de méfiance: «Quoi encore? Un moteur supplémentaire, peut-être?» Jacques Dorme secoua la tête: «Non, pas un moteur. Il me faudra deux morceaux de savon…»

Le rire explosa avec une telle violence qu'un vol de corbeaux s'arracha du toit d'un hangar et se jeta au-dessus des champs comme emporté par une tempête. Le lieutenant riait, plié en deux, le pilote le front contre le fuselage du Junkers, le gradé les poings serrés contre les yeux, les autres en pivotant, les jambes flageolantes, comme ivres. Une casquette roula sur la neige, des yeux pleuraient. L'homme en cuir s'agitait entre eux, donnait des coups de crosse dans les dos, sur les épaules… En vain, car ils riaient, se trouvant trop près de la mort. Quand, enfin, les spasmes se calmèrent, quand les militaires cessèrent de se savonner, par jeu, le cou et la poitrine, le rire s'empara de l'homme en cuir. Il n'y pouvait rien, forçait sa voix pour paraître menaçant, figeait les muscles de son visage, mais l'éruption faisait éclater ses lèvres serrées, déformait son masque de cire, il couinait. Les autres le regardaient en silence, la mine préoccupée, presque affligée. C'est probablement pour sauver la face qu'entre deux couinements il cria: «Apportez-lui ce qu'il demande!»

L'avion accéléra, parcourut toute la longueur de la piste et stoppa. Jacques Dorme sauta à terre, alla rejoindre l'homme en combinaison resté au milieu des caisses de la cargaison. A l'autre bout du champ on voyait l'inspecteur qui courait vers eux, en agitant son pistolet… Ils soulevèrent l'extrémité d'une longue caisse qui trônait au milieu. Jacques Dorme glissa sous ses planches deux morceaux de savon, un de chaque côté. «Si tu réussis à la pousser, dit-il à l'homme qui commençait à comprendre, on est sauvés…» Et il lui expliqua à quel moment exactement il fallait jouer avec le centre de gravité.

L'avion reprit son élan, passa à quelques mètres de l'homme en cuir, s'arracha à la terre en rayant la bordure de glace. Et se mit à tomber.

De la terre, on vit qu'il gîtait sur l'aile gauche, perdait de la vitesse, s'immobilisait, leur sembla-t-il. «Kaput!» souffla le gradé. Soudain, dans un balancement brusque, l'appareil bascula de l'autre côté, enfonça à présent son aile droite, mais moins dangereusement et en ralentissant moins. Et de nouveau, boita à gauche, puis encore une fois à droite… Il montait ainsi en réduisant à Présent le tangage, en ressemblant de plus en plus à un avion ordinaire. «La petite crêpe!» s'exclama l'un des aviateurs dans le groupe sur la piste. Et plusieurs voix reprirent, admiratives: «La petite crêpe…» La manœuvre leur était connue, destinée à arracher du sol des avions surchargés, mais que seuls les vrais as maîtrisaient.

Dans le ventre du Junkers, l'homme en combinaison était assis, le dos contre une longue caisse disposée en biais. Ses yeux étaient rougis, il respirait par saccades. Quand il reprit son souffle, il se leva, se traîna vers un hublot. En bas, sinuait une rivière, grise sous la glace l'aérodrome n'était plus en vue. Il ouvrit la porte et se mit à jeter des bouts de ferraille, puis, en la poussant sur le sol savonné, une caisse entière. «Comme ça on est plus sûrs d'atterrir avec ce fou…» Il tendit l'oreille. Le pilote chantait. Dans une langue que l'homme ne connaissait pas.