Dans leur vie qui dura un peu plus d'une semaine, il y eut aussi cette matinée aveuglée de brouillard. Aucun avion dans le ciel, pas de risque de bombardement, des trains avançant avec une lenteur somnambulique. Les femmes qui travaillaient avec Alexandra l'avaient laissée partir, l'avaient presque forcée à prendre cette matinée car elles avaient appris ou deviné que c'était la dernière.
Il faisait froid, une journée d'automne, eût-on dit. Une fraîche et brumeuse journée de mai. Ils longèrent un champ, traversèrent un village d'où les habitants venaient d'être évacués. La présence du fleuve se trahissait dans le brouillard par le sourd écho du vide et l'odeur des joncs. Un des matins de leur vie… Ils sentaient que c'était le moment de dire des mots graves, définitifs, des mots d'adieu et d'espoir, mais ce qui venait à l'esprit paraissait lourd et inutile. Il fallait avouer que cette seule semaine avait été une longue vie d'amour. Que le temps avait disparu. Que la douleur à venir, l'absence, la mort n'atteindraient pas cette vie-là. Il fallait le dire. Mais ils se taisaient, sûrs d'éprouver, à la moindre vibration près, le même sentiment.
Invisible dans la cécité cotonneuse du brouillard, une barque passa, proche de la rive, on entendit les plongeons paresseux des rames, la plainte rythmique des tolets.
Pendant les heures qu'ils vécurent ensemble, Alexandra raconta à Jacques Dorme ce que j'apprendrais enfant. La venue en Russie, en 1921, d'une jeune Française qui faisait partie d'une mission de la Croix-Rouge, une venue temporaire, avait-elle cru, et qui devenait de plus en plus sans retour à mesure que, très rapidement, le pays se coupait du monde.
Ils parlèrent, en fait, de quatre pays différents: deux Russies et deux Frances. Car la Russie que Jacques Dorme avait parcourue, une Russie brisée par la défaite, était peu connue d'Alexandra. Quant à sa France à elle, celle du lendemain de la Grande Guerre et du début des années vingt, ses souvenirs s'étaient depuis longtemps confondus avec l'ombre douce et souvent illusoire d'une patrie rêvée. Lui avait connu un tout autre pays.
Un jour, au hasard d'une information écoutée à la radio, ces deux Frances se heurtèrent.
Ce jour-là, ils déjeunèrent ensemble. Quand le passage des trains sous les fenêtres s'interrompait et que se calmait le vrombissement des avions, on pouvait penser à un déjeuner par temps de paix, par un beau temps printanier… Ils s'apprêtaient à se quitter quand Alexandra avec un air de mystère, murmura: «Ce soir, j'aurai besoin de ton aide. Non, non, c'est très sérieux. Il faut que tu mettes une chemise claire, que tu cires tes chaussures et que tu sois bien rasé. Ce sera une surprise…» Il sourit, promettant de venir tiré à quatre épingles. C'est alors qu'ils entendirent à la radio la voix du speaker, grave et aux accents métalliques, annonçant la chute de la ville de Kertch, parlant de la défense acharnée de Sébastopol… Ils savaient que cette nouvelle signifiait la perte prochaine de la Crimée, la percée allemande dans le Sud, la route ouverte vers la Volga. La radio disait aussi que les Alliés n'étaient pas pressés d'ouvrir le «deuxième front». C'est peut-être ce mot qui mit le feu aux poudres.
Alexandra parla sur un ton de moquerie acerbe qu'il ne lui connaissait pas. Elle faisait mine de s'étonner de la nonchalance des Américains, de la prudence des Anglais s'abritant sur le cuirassé de leur île. Et avec encore plus d'aigreur, elle se dit écœurée par la France, par la veulerie de ses chefs de guerre, par la traîtrise de son gouvernement. Il y avait sans doute dans son esprit le souvenir de l'armée exsangue mais victorieuse du défilé de 1919. Quant à celle de 1940… Elle parla de lâcheté, d'esquive, de confort acheté par des compromis douteux.
«Mais c'est que nous nous sommes battus…
Jacques Dorme n'éleva pas la voix pour le dire. Il parla avec l'intonation de celui qui accepte les arguments de l'autre et qui cherche tout simplement à apporter son témoignage sur les faits.
Je ne saurais jamais ce qu'un soldat français comme lui pouvait répondre. Evoqua-t-il la bataille des Ardennes? Celle des Flandres? Ou peut-être les combats dans lesquels étaient tombés ses camarades d'escadrille? Il avait en tout cas l'air de se justifier. Alexandra lui coupa la parole: «Tu me laisseras au moins imaginer un pays qui se lève tout entier et chasse les Boches, au lieu de pactiser avec eux. Oui, un pays qui résiste. Ce que les Russes sont en train de faire. Et on voit déjà que les Allemands ne sont pas imbattables. Seulement quand on n'a pas envie de se mettre en danger…
– Tu dis ce qu'on dira après la guerre, ce que diront les gens qui ne l'auront pas faite.» La voix de Jacques Dorme resta calme, un peu plus sèche peut-être. Agacée, Alexandra cria Presque.
«Et ces gens auront raison! Car si les Français avaient vraiment décidé de faire la guerre…
– S'ils l'avaient vraiment décidé, on aurait eu ça à la place de la France…»
Jacques Dorme prit la carte du monde pliée sur une étagère, l'étala sur la table, au milieu des assiettes du déjeuner et répéta: «On aurait eu ça…» Sa main tenait une boîte d'allumettes et cette boîte recouvrit presque entièrement l'hexagone violet de la France, laissant dépasser juste le nez du Finistère et la frange alpine. Puis, survolant l'Europe, la boîte vint se poser sur l'URSS, sur le territoire conquis par les nazis. Il y avait assez de place pour quatre boîtes d'allumettes. «Quatre fois la France…, dit-il d'un ton durci. Et tu sais, j'ai vu ces quatre France dévastées, des villes rasées, des routes couvertes de cadavres. Je les ai traversés, ces quatre territoires français. Ça, c'est pour te dire ce que vaut l'armée des Boches. Quant aux Russes, j'en ai vu de toutes sortes, j'en ai même vu un qui, les bras hachés d'éclats d'obus, serrait avec ses dents le fil téléphonique rompu, cuivre contre cuivre, et un morceau de chiffon par-dessus, selon les instructions, et il est mort les dents serrées… Ils vont perdre dans cette guerre dix millions d'hommes, peut-être plus. Perdre, tu comprends? Dix millions… C'est tout ce que la France aurait pu donner comme hommes valides.»
Il plia la carte, la rangea sur l'étagère. Et d'une voix de nouveau calme qui ne cherchait plus à juger, il ajouta: «D'ailleurs, en mai 1940, nous n'avions pas non plus un "deuxième front"…»
Le soir, il vint, habillé d'une chemise blanche, les joues lisses, les chaussures bien cirées. Ils se sourirent, parlèrent en évitant tout retour vers le sujet de leur brouille. «Tu verras, c'est une petite surprise», répéta-t-elle en chemin. La veille, le directeur de l'hôpital militaire l'avait priée de participer au concert qu'on organisait avant l'évacuation de tous les blessés: le front approchait. Il y aurait, avait-il expliqué, plusieurs chanteuses et (il comptait sur elle) un couple qui danserait une valse. La salle était aménagée non pas à l'hôpital, trop encombré de lits, mais dans un dépôt de trains d'où, pour une soirée, on avait retiré les locomotives.
Quand ils pénétrèrent à l'intérieur, elle eut un mouvement de recul. La surprise était plus pour elle que pour lui. Des centaines de regards fixaient l'estrade encore vide, d'innombrables rangées serrées d'hommes assis, tous différents et semblables à la fois et dont la masse vivante s'étendait jusqu'au fond de cette très longue bâtisse de briques et se perdait dans l'obscurité, donnant l'impression de se prolonger, rang après rang, à l'infini. Elle était habituée à les voir répartis dans les chambres, surpeuplées certes, mais où la multitude de leurs mutilations et de leurs souffrances avait encore des visages individuels. Là, dans cette enfilade de douleur, l'œil ne voyait plus qu'une égale matière meurtrie. Bosselée de têtes blêmes, blanchie de pansements.