Je restai un long moment dans le débarras oû les femmes de ménage gardaient leurs balais et où j'avais rangé mon seau. Ce local me plaisait: des caisses de savon brun qui répandait une odeur fauve, agréable, un étroit vasistas ouvert sur une nuit glacée, mon corps serré contre le radiateur qui chauffait les genoux à travers le tissu du pantalon… Mon espace vital. Je m'en rendis compte précisément ce soir-là: un minuscule îlot où le monde n'était pas blessure. Au-delà, tout faisait mal. Par un réflexe de claustrophobie, sans doute, je cherchai dans ma pensée une échappée, un prolongement à ces minutes de sérénité, un archipel de brefs bonheurs. Je me rappelai l'une des dernières lectures dans la maison d'Alexandra. J'étais tombé sur un mot inconnu, l'«estran», elle m'en avait expliqué le sens, en français, j'avais imaginé cette bande de sable libérée par les vagues et, sans jamais avoir vu la mer, j'avais eu l'illusion parfaite d'y être, d'examiner tout ce qu'un océan pouvait oublier sur une plage en se retirant. Je comprenais à présent que cet estran dont je ne connaissais pas l'équivalent russe était aussi ma vie, tout comme le quatrième étage d'un immeuble vétusté où vivait Madeleine Brohant.
C'est ce soir-là probablement que je perçus pour la première fois avec autant de clarté ce que la langue d'Alexandra m'avait donné…
La porte s'ouvrit brusquement. L'intrus avait l'air de rentrer chez lui. C'était Village. Il me dévisagea avec dépit mais sans dureté et marmonna: «Ah, c'est toi qui as mis toute cette flotte dans le couloir. J'ai glissé dix mètres sur le cul. Pire qu'une patinoire…» Il serrait sous son manteau un paquet enveloppé dans une page de journal. La fraîcheur de neige qu'il avait apportée en entrant se coupa d'une odeur de fumée, très savoureuse, qui me fit avaler ma salive et me rappela que je n'avais rien mangé depuis midi. Village remarqua ma grimace d'affamé et eut un sourire satisfait.
«Alors, ils ne t'ont rien donné à bouffer, ces crache-propre? demanda-t-il en enlevant son paletot.
– Non, rien», toussotai-je dans une nouvelle contraction de la gorge, surpris par ce qualificatif appliqué aux autres.
«Bon, tant pis pour eux. Ils ont tous les jours la même tambouille à faire pisser les cafards. Nous, on va goûter ça…»
En un tour de main, il transforma la remise en une salle à manger. Le couvercle d'une caisse posée sur un seau forma la table. Deux autres seaux, retournés, devinrent chaises. Du journal déplié surgit un poisson grillé, au corps large et recourbé, aux nageoires noircies par le feu… Nous nous mîmes à manger. Village me raconta ses pêches clandestines, ses astuces pour quitter l'orphelinat. De temps en temps, il tendait l'oreille, puis reprenait son récit sur un ton plus sourd… A la fin de notre repas, des pas derrière la porte nous firent sursauter. La voix d'un surveillant cria mon nom. Village se redressa, me tendit un seau et, ouvrant la porte, se cacha derrière elle.
«Qu'est-ce que tu fais là? demanda l'homme, la main tapotant sur le mur mais ne trouvant pas l'interrupteur.
– Mais j'étais en train de ranger le seau, c'est tout», répondis-je avec une assurance hargneuse qui m'étonna moi-même.
Le surveillant, toujours dans la pénombre, renifla l'air, mais sa supposition lui parut tellement fantaisiste qu'il se retira en bougonnant:
«Bon, range donc tout ça et vite au lit.» Coincé derrière la porte, Village levait son pouce: «Bien joué!»
C'est à l'étage des dortoirs, avant de nous séparer, qu'il me dirait avec cette intonation inégale qui traduit les paroles profondément enfouies et dont la remontée brusque vers les lèvres fait maclass="underline" «Tu sais… mon père, on l'a aussi… abattu. Avec un camarade, il voulait s'évader… Mais le garde les a surpris et les a mitraillés. Un vieux me racontait que dans les camps, les fuyards tués, on les laissait pendant trois jours bien en vue, devant les baraques, pour que les autres sachent ce qui les attendait… Et ma mère, quand elle a appris ça, elle s'est mise à boire, et quand elle est morte, le médecin a expliqué qu'elle était comme qui dirait brûlée de l'intérieur. Et juste avant, elle répétait tout le temps: " C'est pour te voir qu'il a fait ça. " Mais moi je ne la croyais pas vraiment…»
L'amitié peu bavarde qui nous lia m'apprit beaucoup. Le paria le plus méprisé de l'orphelinat, Village, était en réalité le plus libre parmi nous. On le voyait presque chaque jour exécuter la corvée des ordures mais nous ne savions pas qu'il se proposait lui-même et pouvait ainsi passer de longs moments volés à arpenter les berges de la rivière, s'aventurant même jusqu'à la Volga. Il était aussi le seul à accepter la réalité, à ne Pas invoquer le fantôme de l'officier qui allait frapper à la porte de la classe. En fait, il n'acceptait pas cette réalité construite pour nous, avec ses mythes, ses héros déchus, ses livres brûlés dans le poêle de la chaufferie. Et tandis que, avant le début des cours, nous étions alignés, classe par classe, dans le couloir et écoutions, sans écouter, la vocifération chantée du haut-parleur («Le parti de Lénine, force populaire, nous conduit au triomphe du communisme!»), Village se glissait à travers les saulaies, dans le brouillard du matin, dans le fragile éveil des eaux bordées par les premières glaces. C'était là sa réalité.
Je me disais que mon «estran» n'était pas si éloigné des matinées brumeuses de Village.
Le pays de l'estran, pays refuge, où il m'était encore possible de rêver, se découvrait par fragments, sans logique, au milieu des vestiges de la bibliothèque de Samoïlov. C'est là qu'un jour je mis la main sur une page arrachée, marquée par le feu, avec ce début de poème dont je ne parviendrais jamais à identifier l'auteur:
Le soleil se lève à Nancy,
Il est desja sur la Bourgogne,
Nous le verrons bien-tost icy,
Pour s'en aller dans la Gascogne.
Aucune géographie ne me donnerait une sensation plus physique de la terre de France, de ce territoire qui m'avait toujours paru, d'après les cartes, bien trop réduit pour pouvoir prétendre à des fuseaux horaires. Le poète avait exprimé l'intuition de l'espace aimé, ce sens charnel de la patrie qui nous permet d'envelopper d'un seul regard tout un pays, d'en percevoir très distinctement les tonalités, différentes d'une vallée à l'autre, la variation des paysages, la substance unique de chacune de ses villes, le grain minéral de leurs murs. De Nancy à la Gascogne…
Je n'avais pas l'impression de poursuivre un but en explorant les ruines des livres dans la pièce condamnée. La simple curiosité d'un visiteur de greniers, le plaisir de tomber sur un volume épargné par l'incendie, sur une gravure intacte, sur une note calligraphiée à l'ancienne. La joie surtout de descendre, les bras chargés de ces trouvailles, de les montrer à Alexandra. Pourtant, peu de temps après la lecture du quatrain sur la page arrachée, je compris ce qui me Poussait à rester de longues heures en compagne de ces livres mutilés. Du fond d'une caisse dont le bois se désagrégeait comme du sable sous mes doigts, je tirai une Histoire du Bas-Empire aux feuilles collées par l'humidité, puis une livre en allemand imprimé en exubérants caractères gothiques et enfin, privée de couverture, cette Notice funèbre. Je ne me souviens plus qui était son destinataire. L'ombre d'une grande lignée disparue est liée, trop confusément, à cette lecture. Je retins juste, mais en revanche par cœur, les paroles de François Ier que l'auteur citait et qui étaient soulignées à l'encre violette dont je reconnus la teinte flétrie: «Nous sommes quatre gentilshommes de la Guienne qui combattons en lice contre tous allants et venants de la France: moi, Sansac, Montalembert et la Châtaigneraie.» J'imaginais le pays qu'un regard d'amour embrassait en suivant la course du soleil, de Nancy à la Gascogne, je savais maintenant que c'était le regard de ces quatre chevaliers qui observaient, pour la mieux défendre, leur terre natale.