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Pour Maigret, c’était une question accessoire. Le condamné à mort était quelque part, mêlé à plusieurs millions d’individus. Mais il avait la conviction que le jour où il aurait besoin de lui il mettrait presque aussitôt la main dessus.

Non ! Il pensait à la lettre écrite à la Coupole. Et aussi, peut-être davantage encore, à une question qu’il s’en voulait d’avoir négligée lors de la première enquête.

Mais, en juillet, tout le monde était tellement sûr de la culpabilité de Heurtin ! Le juge d’instruction avait tout de suite pris l’affaire en main, éliminant ainsi la police.

— Le crime a été commis à Saint-Cloud vers deux heures et demie du matin… Heurtin était de retour rue Monsieur-le-Prince avant quatre heures… Il n’a pas pris le train, ni le tramway, ni aucun moyen de transport en commun… Il n’a pas pris de taxi non plus… Son triporteur est resté chez son patron, rue de Sèvres…

Et il ne pouvait pas être rentré à pied ! Ou alors il eût été forcé de courir sans arrêt !

Au carrefour Montparnasse, la vie battait son plein. Il était midi et demi. Malgré l’automne, les terrasses des quatre grands cafés qui s’alignent à proximité du boulevard Raspail regorgeaient de consommateurs, parmi lesquels il y avait une proportion de quatre-vingts pour cent d’étrangers.

Maigret marcha jusqu’à la Coupole, avisa l’entrée du bar américain, où il pénétra.

Il n’y avait que cinq tables, toutes occupées. La plupart des clients étaient juchés sur les hauts tabourets du bar, ou debout autour de celui-ci.

Le commissaire entendit quelqu’un qui commandait :

— Un Manhattan…

Et il laissa tomber :

— La même chose…

Il était, lui, de la génération des brasseries et des bocks. Le barman poussa devant lui un plateau d’olives qu’il ne toucha pas.

— Vous permettez… fit une petite Suédoise aux cheveux plus jaunes que blonds.

Cela grouillait. Un guichet pratiqué dans le fond de la pièce s’ouvrait et se refermait sans cesse tandis que de l’office on envoyait des olives, des chips, des sandwiches et des boissons chaudes.

Quatre garçons criaient à la fois, dans un bruit d’assiettes et de verres remués, tandis que les clients s’interpellaient dans des langues différentes.

Et l’impression dominante était que consommateurs, barmen, garçons, décor formaient un tout bien homogène.

Les gens se coudoyaient familièrement et, qu’il s’agît d’une petite femme, d’un industriel qui descendait de sa limousine en compagnie de joyeux amis ou d’un rapin estonien, tout le monde appelait le barman en chef : Bob…

On s’adressait la parole, sans présentation, comme des camarades. Un Allemand parlait anglais avec un Yankee et un Norvégien mélangeait au moins trois langues pour se faire comprendre d’un Espagnol.

Il y avait deux femmes que chacun connaissait, que chacun saluait, et en l’une d’elles, Maigret reconnut, épaissie, vieillie, mais vêtue maintenant de fourrure, une gamine qu’il avait été appelé jadis à conduire à Saint-Lazare à la suite d’une rafle rue de la Roquette.

Elle avait la voix cassée, les yeux las, et on lui serrait la main en passant. Elle trônait, derrière sa table, comme si elle eût incarné à elle seule tout ce trouble mélange qui s’agitait.

— Vous avez de quoi écrire ? questionna Maigret en s’adressant à un barman.

— Pas à l’heure de l’apéritif… Ou alors il faut aller à la brasserie…

Entre les groupes bruyants, il y avait quelques isolés. Et c’était peut-être la caractéristique la plus pittoresque du lieu.

D’une part, des gens qui parlaient-haut, s’agitaient, commandaient tournée sur tournée et affichaient des vêtements aussi luxueux qu’excentriques.

D’autre part, de-ci de-là, des êtres qui ne semblaient être venus des quatre coins du monde que pour s’incruster dans cette foule brillante.

Il y avait, par exemple, une jeune femme qui n’avait certainement pas vingt-deux ans et qui portait un petit tailleur noir, bien coupé, confortable, mais qu’on avait dû repasser cent fois.

Une drôle de figure lasse et nerveuse. A côté d’elle, elle avait posé un carnet de croquis. Et, au milieu des gens prenant des apéritifs à dix francs pièce, elle buvait un verre de lait et mangeait un croissant.

A une heure ! C’était évidemment son déjeuner. Elle en profitait pour lire un journal russe mis à la disposition des clients par l’établissement.

Elle n’entendait rien, ne voyait rien. Elle grignotait lentement son croissant, buvait parfois une gorgée de lait, indifférente à un groupe qui, à sa propre table, en était à son quatrième cocktail.

Non moins frappant était un homme dont la chevelure à elle seule ne pouvait manquer d’attirer les regards. Elle était rousse, crépue, et d’une longueur exceptionnelle.

Il portait un complet sombre, lustré, fatigué, et une chemise bleue sans cravate, au col ouvert sur la poitrine.

Il était installé au fond du bar, dans la pose d’un vieil habitué que nul n’oserait déranger, et il mangeait, cuiller par cuiller, un pot de yogourt.

Est-ce qu’il avait cinq francs en poche ? D’où venait-il ? Où allait-il ? Et comment se procurait-il les quelques sous de ce yogourt qui devait être son seul repas quotidien ?

Comme la Russe, il avait un regard ardent, des paupières usées, mais quelque chose d’infiniment méprisant, de hautain, dans la physionomie.

Personne ne venait lui serrer la main, lui adresser la parole.

La porte tournante livra soudain passage à un couple, et Maigret, dans la glace, reconnut les Crosby qui descendaient d’une voiture américaine valant au bas mot deux cent cinquante mille francs.

On pouvait la voir au bord du trottoir, d’autant plus remarquable que la carrosserie était entièrement nickelée.

Et William Crosby tendait la main par-dessus le bar d’acajou, entre deux clients qui se rangeaient, prononçait en serrant les doigts du barman :

— Ça va, Bob ?…

Mme Crosby, elle, se précipitait vers la petite Suédoise blonde, qu’elle embrassait et à qui elle se mettait à parler en anglais, avec volubilité.

Ceux-là n’avaient même pas besoin de commander. Bob poussait vers Crosby un whisky and soda, confectionnait un rose pour la jeune femme, questionnait :

— Déjà revenus de Biarritz ?…

— Nous ne sommes restés que trois jours… Il pleut encore plus qu’ici…

Crosby aperçut Maigret, à qui il adressa un signe de tête.

C’était un grand garçon d’une trentaine d’années, aux cheveux bruns, à la démarche souple.

De tous ceux qui étaient réunis au bar à cet instant, il était certes celui dont l’élégance était la plus exempte de mauvais goût.

Il serrait des mains, mollement. Il demandait à des amis :

— Qu’est-ce que vous prenez ?…

Il était riche. Il avait à la porte une voiture de grand sport dont il se servait pour courir à Nice, à Biarritz, à Deauville ou à Berlin selon sa fantaisie.

Il habitait un palace de l’avenue George-V depuis plusieurs années et il avait hérité de sa tante, outre la villa de Saint-Cloud, quinze ou vingt millions de francs.

Mme Crosby était toute menue, mais trépidante, et elle parlait sans répit, mélangeant l’anglais et le français avec un accent inimitable et une voix de tête qui suffisait à l’identifier sans la voir.

Des consommateurs les séparaient de Maigret. Un député que celui-ci connaissait entra et serra affectueusement la main du jeune Américain.

— On déjeune ensemble ?

— Pas aujourd’hui… Nous sommes invités en ville…

— Demain ?

— Entendu… Rendez-vous ici…

— On demande M. Valachine au téléphone ! vint crier un chasseur.

Et quelqu’un se leva, se dirigea vers les cabines.