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Trois minutes ne s’étaient pas écoulées que le chasseur ramenait deux agents cyclistes, qui laissèrent leurs machines dehors.

L’un d’eux reconnut le commissaire, voulut marcher vers lui, mais Maigret le fixa d’une façon significative. Au surplus, le gérant expliquait simplement, sans émoi inutile.

— Ce monsieur a commandé du caviar, des cigarettes de luxe, etc. Il refuse de payer…

— Je n’ai pas d’argent ! répéta l’homme roux.

Sur un signe de Maigret, l’agent se contenta de murmurer :

— Bien ! Vous vous expliquerez au commissariat… Suivez-nous…

— Un petit verre, messieurs ? offrit le gérant.

— Merci…

Des tramways, des autos, des gens en foule circulaient sur le boulevard où le crépuscule mettait un brouillard épais. Le prisonnier, avant de sortir, alluma une nouvelle cigarette, adressa un salut amical au barman.

Et tandis qu’il passait devant Maigret, son regard pesa sur lui, l’espace de quelques secondes.

— Allons ! Plus vite que ça !… Et pas de scandale, hein !…

Ils sortirent tous trois. Le gérant s’approcha du comptoir.

— Ce n’est pas le Tchèque qu’il a fallu sortir l’autre jour ?

— C’est lui ! affirma le barman. Il est ici de huit heures du matin à huit heures du soir… Et c’est tout juste s’il consomme deux cafés crème sur toute la journée…

Maigret avait marché jusqu’à la porte. Il put voir ainsi Joseph Heurtin se lever de son banc, rester debout, immobile, tourné vers les deux agents qui emmenaient l’amateur de caviar.

Mais il ne faisait déjà plus assez clair pour distinguer ses traits.

Les trois hommes n’avaient pas parcouru cent mètres, que le vagabond s’en allait de son côté, suivi à distance par le brigadier Lucas.

— Police judiciaire ! dit alors le commissaire en revenant vers le bar. Qui est-ce ?

— Je crois qu’il s’appelle Radek… Il se fait adresser sa correspondance ici… Vous avez vu les lettres que l’on met dans la vitrine… Un Tchèque…

— Que fait-il ?

— Rien !… Il passe ses journées au bar… Il rêve… Il écrit…

— Vous connaissez son domicile ?

— Non.

— Il a des amis ?…

— Je crois bien que je ne l’ai jamais vu adresser la parole à quelqu’un.

Maigret paya, sortit, sauta dans un taxi et lança :

— Au commissariat du quartier…

Quand il y arriva, Radek était assis sur un banc et attendait que le commissaire fût libre.

Il y avait quatre ou cinq étrangers qui venaient là pour des certificats de domicile.

Maigret entra directement dans le bureau du commissaire, à qui une jeune femme se plaignait d’un vol de bijoux en mélangeant trois ou quatre langues de l’Europe centrale.

— Vous opérez par ici ? s’étonna le fonctionnaire.

— Finissez-en toujours avec Madame…

— Je ne comprends rien à ce qu’elle raconte… Il y a une demi-heure qu’elle recommence la même explication…

Maigret ne sourit même pas, tandis que l’étrangère se fâchait, reprenait point par point son récit en montrant ses doigts sans bagues.

Enfin, quand elle fut sortie, il articula :

— Vous allez recevoir un nommé Radek ou quelque chose dans ce genre… Je serai là… Arrangez-vous pour lui faire passer une nuit au poste et pour le relâcher…

— Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il a mangé du caviar sans payer.

— Au Dôme ?

— A la Coupole…

Un timbre résonna.

— Introduisez Radek…

Celui-ci entra dans le bureau sans le moindre embarras, les mains dans les poches, se campa en face des deux hommes et, les regardant dans les yeux, attendit, tandis qu’un sourire ravi flottait sur ses lèvres.

— Vous êtes prévenu de grivèlerie…

Il approuva, voulut allumer une cigarette, que le commissaire de police, furibond, lui arracha des mains.

— Qu’est-ce que vous avez à dire ?

— Rien du tout…

— Vous avez un domicile, des moyens d’existence ?…

L’homme sortit de sa poche un passeport crasseux qu’il posa sur le bureau.

— Vous savez que vous risquez quinze jours de prison ?

— Avec sursis ! rectifia Radek sans se troubler. Vous pouvez vous assurer que je n’ai jamais subi de condamnation.

— Je lis que vous êtes étudiant en médecine… C’est exact ?…

— Le professeur Grollet, que vous devez connaître de nom, vous dira sans doute que j’étais son meilleur élève…

Et, se tournant vers Maigret, avec une pointe de raillerie dans la voix :

— Je suppose que Monsieur est aussi de la police ?…

VI

L’auberge de Nandy

Mme Maigret soupira, mais ne dit rien, quand, dès sept heures du matin, son mari la quitta après avoir avalé son café sans même s’apercevoir qu’il était brûlant.

Il était rentré à une heure du matin, taciturne. Il repartait avec un air têtu.

Lorsque le commissaire traversa les couloirs de la Préfecture, il perçut nettement, chez ses collègues qu’il rencontrait, chez les inspecteurs et même chez les garçons de bureau une curiosité mêlée à une certaine admiration, peut-être à un rien de commisération.

Mais il serra les mains comme il avait embrassé sa femme au front, se mit, à peine entré dans son bureau, à tisonner le poêle et étendit sur deux chaises son manteau alourdi par la pluie.

— Le commissariat du quartier Montparnasse ! appela-t-il ensuite au téléphone, sans hâte, tout en fumant sa pipe à petites bouffées.

Et machinalement il rangeait les papiers amassés sur son bureau.

— Allô !… Qui est à l’appareil ?… Le brigadier de garde ?… Ici, le commissaire Maigret, de la PJ… Vous avez relâché Radek ?… Vous dites ?… Il y a une heure ?… Vous vous êtes assuré que l’inspecteur Janvier était prêt à le suivre ?… Allô, oui !… Il n’a pas dormi ?… Il a fumé toutes ses cigarettes ?… Merci… Non ! Ce n’est pas la peine… Si j’ai besoin de renseignements complémentaires, je passerai là-bas…

Il tira de sa poche le passeport du Tchèque, qu’il avait conservé : un petit carnet grisâtre, aux armes de Tchécoslovaquie, dont presque toutes les pages étaient couvertes de cachets et de visas.

Jean Radek, âgé de vingt-cinq ans, né à Brno de père inconnu, avait, d’après ces visas, séjourné à Berlin, à Mayence, à Bonn, à Turin et à Hambourg.

Ses papiers le donnaient comme étudiant en médecine. Quant à sa mère, Elisabeth Radek, morte deux ans auparavant, elle remplissait les fonctions de domestique.

— Quels sont tes moyens d’existence ? avait questionné Maigret, la veille au soir, dans le bureau du commissaire de police de Montparnasse.

Et le prisonnier de répliquer avec son sourire crispant :

— Dois-je vous tutoyer aussi ?

— Répondez !

— Tant que ma mère vivait, elle m’envoyait de quoi poursuivre mes études…

— Sur ses gages de domestique ?

— Oui ! Je suis fils unique. Elle aurait vendu ses deux mains pour moi. Cela vous étonne ?…

— Il y a deux ans qu’elle est morte… Depuis ?…

— Des parents éloignés m’adressent de temps en temps de petites sommes… Il y a à Paris des compatriotes qui m’aident à l’occasion… Il m’arrive de faire des travaux de traduction…

— Et de collaborer au Sifflet ?

— Je ne comprends pas !

Il disait cela avec une ironie telle qu’on pouvait traduire : « Allez toujours ! Vous ne m’avez pas encore… »

Maigret avait préféré partir. Aux alentours de la Coupole, il n’y avait plus trace de Joseph Heurtin, ni du brigadier Lucas. Ils s’étaient à nouveau enfoncés dans Paris, l’un derrière l’autre.

— Hôtel George-V !… commanda le commissaire à un chauffeur.