Et Radek tenait à faire connaître ce détail à la police ! Mieux ! C’était lui, maintenant, qui semblait se pousser au premier rang, réclamer le rôle principal !
— Il a eu exactement deux heures de liberté entre le moment où il a quitté le poste de police et le moment où je l’ai retrouvé à la Coupole… Pendant ces deux heures, il s’est rasé, a changé de chemise… C’est pendant ce temps aussi qu’il est devenu possesseur des billets de banque…
Maigret, qui voulait se rassurer, y parvint en concluant :
« Au minimum, cela lui a pris une demi-heure ! Donc, il n’a pas eu le temps matériel de se rendre à Nandy… »
Le village se trouve sur le plateau qui domine la Seine. Là-haut, le vent d’ouest soufflait en rafales, ployant les arbres, tandis que des champs bruns, où errait un chasseur qui paraissait minuscule, s’étalaient jusqu’à l’horizon.
— Où dois-je vous conduire ? questionna le chauffeur en ouvrant la vitre.
— A l’entrée du village… Attendez-moi…
Il n’y avait qu’une longue rue et, au milieu, un écriteau annonçant : Evariste Heurtin, aubergiste.
Quand Maigret poussa la porte, une sonnette tinta, mais il n’y avait personne dans la salle ornée de chromos. Pourtant le chapeau du brigadier Lucas était là, accroché à un clou. Le commissaire appela :
— Holà ! Quelqu’un !…
Il entendit des pas au-dessus de sa tête, mais cinq minutes s’écoulèrent avant qu’on se décidât à descendre l’escalier qui s’amorçait au fond d’un couloir.
Alors Maigret vit devant lui un homme d’une soixantaine d’années, assez grand, dont le regard avait une fixité inattendue.
— Qu’est-ce que vous voulez ? questionna-t-il, du corridor.
Mais, presque aussitôt :
— Vous êtes de la police aussi ?…
La voix était neutre, les syllabes à peine articulées, et l’aubergiste ne se donna pas la peine d’ajouter quelque chose. D’un geste, il désigna l’escalier au pied duquel il était resté et dont il gravit lentement les marches.
Des bruits confus arrivaient d’en haut. L’escalier était étroit, les murs blanchis à la chaux. Quand une porte fut ouverte, Maigret aperçut avant tout le brigadier Lucas qui se tenait, tête basse, près de la fenêtre, et qui resta un moment sans le voir.
En même temps un lit, une forme penchée et une vieille femme affalée dans un vieux fauteuil Voltaire.
La chambre était grande, avec des poutres apparentes au plafond, et le papier de tenture manquait par places. Le plancher de sapin craquait sous les pas.
— Fermez la porte ! prononça avec impatience l’homme penché sur le lit.
C’était le médecin ! Sa trousse était ouverte sur la table ronde en acajou. Et Lucas, la mine défaite, s’approchait enfin de Maigret.
— Déjà ?… Comment avez-vous fait ?… Il n’y a pas une heure que j’ai téléphoné…
La poitrine nue, la peau livide, les côtes saillantes, c’était Joseph Heurtin qui était étendu sur le lit, comme un objet cassé.
La vieille femme gémissait toujours. Le père, debout au chevet du condamné, avait un regard effrayant à force d’être vide.
— Venez ! dit Lucas… Je vais vous mettre au courant…
Ils sortirent. Sur le palier, le brigadier hésita, poussa la porte d’une autre chambre qui n’était pas encore faite. Des vêtements de femme traînaient. La fenêtre donnait sur la cour, où les poules pataugeaient dans du fumier détrempé.
— Alors ?…
— Une sale matinée, je vous jure !… Tout de suite après vous avoir téléphoné, je suis revenu et j’ai fait signe au gendarme qu’il pouvait s’en aller… Ce qui s’est passé alors, j’ai dû le deviner, petit à petit…
Le père Heurtin était dans la salle avec moi. Il m’a demandé si je voulais manger quelque chose… Je sentais qu’il me regardait d’un air soupçonneux, surtout quand je lui ai dit que je coucherais peut-être à l’auberge et que j’attendais quelqu’un…
A certain moment, il y a eu des chuchotements dans la cuisine, qui est au fond du couloir, et j’ai vu le patron tendre l’oreille avec étonnement…
— Tu es là, Victorine ? a-t-il crié.
Il y a eu deux ou trois minutes de silence. Puis la vieille est arrivée, avec une drôle de mine…
La mine de quelqu’un qui est bouleversé et qui veut paraître naturel…
— Je vais au lait… a-t-elle annoncé.
— Mais il n’est pas l’heure…
Elle est partie quand même, en sabots, un fichu sur la tête, tandis que son mari gagnait la cuisine, où il n’y avait plus que sa fille…
J’ai perçu des éclats de voix, des sanglots, une seule phrase que j’aie pu comprendre :
— J’aurais dû m’en douter… Rien qu’à voir la tête de ta mère…
Et il est passé dans la cour, à grands pas… Il a ouvert une porte, sans doute celle de la remise où Joseph Heurtin s’était caché…
Il n’est revenu qu’une heure plus tard, alors que la jeune fille servait à boire à deux charretiers.
Elle avait les yeux rouges. Elle n’osait pas nous regarder. La vieille est rentrée. Il y a eu un nouveau conciliabule dans le fond de la maison.
Quand le père est reparu, il avait le regard que vous lui avez vu…
Ce n’est qu’après que j’ai compris toutes ces allées et venues… Les deux femmes ont découvert Joseph Heurtin dans la remise et elles ont décidé de ne rien dire au vieux…
Celui-ci a senti dans l’air quelque chose d’anormal… Sa femme partie, il a questionné la fille, qui n’a pas su se taire… Alors il est allé voir notre garçon et il a signifié qu’il ne le voulait plus dans la maison…
Vous l’avez aperçu… C’est un honnête homme, qui doit avoir des principes sévères… Du même coup il a deviné qui j’étais…
Je ne pense pas qu’il m’aurait livré le gamin… Peut-être même avait-il décidé de l’aider à s’en aller…
Toujours est-il que, vers dix heures, alors que je m’étais placé près de la fenêtre de la cour, j’ai aperçu la vieille qui, malgré la pluie, marchait sur ses bas et, frôlant les murs, se dirigeait vers la remise.
Quelques secondes plus tard elle poussait de grands cris… Un vilain spectacle, patron !… Je suis arrivé en même temps que le père Heurtin et je vous garantis que j’ai vu la sueur gicler de ses tempes…
Le garçon était drôlement affalé contre le mur et il fallait y regarder de près pour s’apercevoir qu’il s’était pendu à un clou.
Le vieux a eu plus de présence d’esprit que moi. C’est lui qui a coupé la corde. Il a renversé son fils dans la paille et il a commencé à lui tirer la langue, tout en criant à sa fille d’aller chercher un médecin…
Depuis lors, c’est le désordre… Vous avez vu… J’en ai encore la gorge serrée…
Personne, à Nandy, ne sait la vérité… On croit que c’est la vieille qui est malade…
A deux, nous avons porté le corps là-haut et il y a près d’une heure que le docteur le tripote…
Il paraît que Joseph Heurtin peut en réchapper… Son père n’a pas desserré les dents… La jeune fille a eu une crise et on l’a enfermée dans la cuisine pour l’empêcher de crier…
Une porte s’ouvrit. Maigret gagna le palier, vit le médecin qui se disposait à partir.
Il descendit en même temps que lui, l’arrêta dans la salle du café.
— Police judiciaire, docteur… Où en est-il ?
C’était un médecin de campagne qui ne cacha pas son peu de sympathie pour la police.
— Vous allez l’emmener ? questionna-t-il avec mauvaise humeur.
— Je ne sais pas… Son état ?…
— On l’a dépendu à temps… Mais il en a pour quelques jours à se remettre… C’est à la Santé qu’il s’est affaibli ainsi ?… A croire qu’il n’a plus de sang dans les veines…
— Je vous demanderai de ne parler de ceci à personne, n’est-ce pas ?…