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Est-ce qu’il était pris de vertige ? Est-ce qu’il hésitait à descendre dans la rue ? Est-ce que des passants ou des amoureux blottis dans une encoignure l’en empêchaient ?

Le juge Coméliau fit claquer ses doigts d’impatience. Le directeur dit à voix basse :

— Je suppose que vous n’avez plus besoin de moi…

La corde fut enfin hissée, pour être déployée de l’autre côté. L’homme disparut.

— Si je n’avais pas une telle confiance en vous, commissaire, je vous jure que je ne me serais jamais laissé entraîner dans une pareille aventure… Remarquez que je continue à croire Heurtin coupable !… Supposez maintenant qu’il vous échappe…

— Je vous verrai demain ? se contenta de questionner Maigret.

— Je serai à mon cabinet à partir de dix heures…

Ils se serrèrent la main, en silence. Le directeur ne tendit la sienne qu’avec mauvaise grâce, grommela en s’éloignant des mots indistincts.

Maigret resta encore quelques instants près du mur, ne se dirigea vers la poterne que quand il eut entendu quelqu’un s’éloigner en courant à toutes jambes. Il salua le fonctionnaire d’un geste de la main, lança un regard dans la rue déserte, tourna l’angle de la rue Jean-Dolent.

— Parti ? questionna-t-il en s’adressant à une silhouette collée au mur.

— Vers le boulevard Arago. Dufour et Janvier le filent…

— Tu peux aller te coucher…

Et Maigret serra distraitement la main de l’inspecteur, s’éloigna à pas lourds, tête basse, tout en allumant sa pipe.

Il était quatre heures du matin quand il poussa la porte de son bureau, au quai des Orfèvres. Il retira en soupirant son pardessus, avala la moitié d’un verre de bière tiédie qui traînait parmi les papiers et se laissa tomber dans son fauteuil.

En face de lui, il y avait une chemise de papier bulle gonflée de documents et un scribe de la Police judiciaire avait tracé en belle ronde : Affaire Heurtin.

L’attente dura trois heures. L’ampoule électrique, sans abat-jour, était entourée d’un nuage de fumée qui s’étirait au moindre mouvement de l’air. De temps en temps, Maigret se levait pour tisonner le poêle, puis revenait prendre sa place non sans abandonner tour à tour son veston, son faux col et enfin son gilet.

L’appareil téléphonique était à portée de sa main et vers six heures il décrocha pour s’assurer qu’on n’avait pas oublié de le relier à la ville.

Le dossier jaune était ouvert. Des rapports, des coupures de journaux, des procès-verbaux, des photographies avaient glissé sur le bureau et Maigret les regardait de loin, attirant parfois un document vers lui, moins pour le lire que pour fixer sa pensée.

L’ensemble était dominé par un titre éloquent, sur deux colonnes de journal : « Joseph Heurtin, l’assassin de Mme Henderson et de sa femme de chambre, a été condamné à mort ce matin. »

Et Maigret fumait sans répit, regardait avec anxiété l’appareil obstinément muet.

A six heures dix, la sonnerie tinta, mais c’était une erreur.

De sa place, le commissaire pouvait lire des passages de documents différents, que d’ailleurs il connaissait par cœur.

« Joseph Jean-Marie Heurtin, né à Melun, vingt-sept ans, livreur au service de M. Gérardier, fleuriste rue de Sèvres… »

On apercevait sa photographie, faite un an auparavant dans une loge foraine de Neuilly. Un grand garçon aux bras démesurés, à la tête triangulaire, au teint décoloré, dont les vêtements trahissaient une coquetterie de mauvais goût.

« Un drame sauvage à Saint-Cloud - Une riche Américaine est poignardée ainsi que sa femme de chambre. »

Cela avait eu lieu au mois de juillet.

Maigret repoussa les sinistres photographies de l’Identité judiciaire : les deux cadavres, vus dans tous les angles, du sang partout, faces convulsées, vêtements de nuit en désordre, maculés, lacérés.

« Le commissaire Maigret, de la Police judiciaire, vient d’éclaircir le drame de Saint-Cloud. L’assassin est sous les verrous. »

Il brouilla les feuilles étalées devant lui, retrouva la coupure de journal, qui ne datait que de dix jours :

« Joseph Heurtin, l’assassin de Mme Henderson et de sa femme de chambre, a été condamné à mort ce matin. »

Dans la cour de la Préfecture, un panier à salade déversait sa moisson de la nuit, composée surtout de femmes. On commençait à entendre des bruits de pas dans les couloirs et la brume se dissipait au-dessus de la Seine.

La sonnerie du téléphone retentit.

— Allô ! Dufour ?…

— C’est moi, patron…

— Eh bien ?…

— Rien… C’est-à-dire… Si vous voulez, je vais aller là-bas… Pour le moment, Janvier suffit…

— Où est-il ?

— A la Citanguette…

— Hein ?… La quoi ?…

— Un bistrot près d’Issy-les-Moulineaux… Je saute dans un taxi et je viens vous mettre au courant…

Maigret fit les cent pas, envoya le garçon de bureau lui commander du café et des croissants à la Brasserie Dauphine.

Il commençait à manger quand l’inspecteur Dufour, tout menu, tout correct dans son complet gris, avec faux col très haut et très raide, entra de l’air mystérieux qui lui était habituel.

— D’abord, qu’est-ce que c’est que la Citanguette ? grommela Maigret. Assieds-toi !…

— Un bistrot pour mariniers, au bord de la Seine, entre Grenelle et Issy-les-Moulineaux…

— Il y est allé tout droit ?

— Que non !… Et c’est un miracle que nous n’ayons pas été semés, Janvier et moi…

— Tu as pris ton petit déjeuner ?

— A la Citanguette, oui !…

— Alors, raconte…

— Vous l’avez vu partir, n’est-ce pas ?… Il a commencé par courir, comme s’il avait une peur bleue d’être repris… Il ne s’est guère rassuré qu’au Lion de Belfort, qu’il a regardé d’un air ahuri…

— Il se savait suivi ?

— Sûrement pas ! Il ne s’est pas retourné une seule fois…

— Ensuite…

— Je crois qu’un aveugle, ou quelqu’un qui n’a jamais circulé dans Paris, se serait comporté à peu près de la même façon… Il a pris soudain la rue qui traverse le cimetière Montparnasse et dont j’ai oublié le nom… Il n’y avait pas une âme… C’était lugubre… Sans doute ne savait-il pas où il était, car quand, à travers la grille, il a aperçu les tombes, il s’est mis de nouveau à courir…

— Continue…

Maigret, la bouche pleine, semblait plus serein.

— Nous sommes arrivés à Montparnasse… Les grands cafés étaient fermés… Mais il y avait encore des boîtes ouvertes… Je me souviens qu’il s’est arrêté devant l’une d’elles, dont, du dehors, on entendait le jazz… Une petite marchande s’est approchée de lui avec son panier de fleurs et il est reparti…

— Dans quelle direction ?

— Plutôt dans aucune ! Il a suivi le boulevard Raspail ; il est revenu sur ses pas par une rue transversale et il est retombé devant la gare Montparnasse…

— Quel air avait-il ?

— Pas d’air ! Le même qu’à l’instruction, qu’aux assises… Tout pâle… Et un regard flou, apeuré… Je ne peux pas vous dire… Une demi-heure après, nous étions aux Halles…

— Et personne ne lui avait adressé la parole ?

— Personne !

— Il n’avait jeté aucun billet dans une boîte aux lettres ?

— Je vous jure, patron ! Janvier suivait un trottoir, moi l’autre… On n’a pas perdu un seul de ses mouvements… Tenez ! Il s’est arrêté une seconde devant un étal où l’on vend des saucisses chaudes et des pommes frites… Il a hésité… Il est reparti, peut-être parce qu’il avait aperçu un agent en uniforme…

— Il ne t’a pas semblé qu’il cherchait une adresse quelconque ?

— Rien du tout ! On l’aurait plutôt pris pour un homme soûl qui va où Dieu le pousse… On a retrouvé la Seine place de la Concorde. Et alors, il s’est mis en tête de la suivre… Deux ou trois fois il s’est assis…