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La situation était étrange. Il était difficile de deviner ce que le visiteur était venu faire là. Il ne semblait pas disposé à s’en aller. Il avait plutôt l’air d’attendre quelque chose.

Et Maigret se gardait bien de satisfaire sa curiosité en le questionnant. Au surplus, que lui eût-il demandé ?

Ce fut Radek qui parla le premier, qui murmura plutôt :

— Un beau crime !… Je parle de celui du metteur en scène Desmond Taylor… Il était seul dans sa chambre d’hôtel… Une jeune star lui rend visite… Personne, ensuite, ne le voit vivant… Vous comprenez ?… Par contre, on aperçoit la star en question qui sort de chez lui sans qu’il la reconduise… Eh bien ! ce n’est pas elle qui a tué…

Il était assis sur la chaise que Maigret réservait habituellement à ses visiteurs et qui était placée en pleine lumière. C’était une lumière crue, presque une lumière de clinique.

Jamais le visage du Tchèque n’avait été aussi intéressant. Le front était haut, bosselé, avec des rides nombreuses qui, pourtant, ne le vieillissaient guère.

La toison de cheveux roux mettait la note de bohème internationale, soulignée par la chemise à col très bas, d’une seule pièce, sans cravate et de teinte sombre.

Radek n’était pas maigre, et pourtant il était maladif, peut-être parce qu’on sentait que ses chairs n’étaient pas fermes. De même le bourrelet des lèvres avait-il quelque chose de malsain.

Il s’énervait d’une façon toute particulière, curieuse pour un psychologue ; pas un trait de son visage ne bougeait, mais ses prunelles semblaient soudain recevoir un ampérage plus fort, qui donnait au regard une intensité gênante.

— Que va-t-on faire de Heurtin ? questionna-t-il après cinq minutes de silence.

— Le décapiter ! grogna Maigret, les deux mains dans les poches du pantalon.

Et ce fut l’ampérage maximum. Radek émit un petit rire grinçant.

— Naturellement !… Un homme à six cents francs par mois… A propos… Tenez ! faisons un pari… Moi, j’affirme qu’à l’enterrement de Crosby les deux femmes seront en grand deuil et pleureront dans les bras l’une de l’autre… Je parle de Mme Crosby et d’Edna… Dites donc, commissaire ! Etes-vous sûr, au moins, qu’il s’est tué lui-même ?…

Il rit. C’était inattendu. Tout en lui était inattendu, et avant tout cette visite.

— C’est si facile de maquiller un crime en suicide !… Au point que si, à la même heure, je ne m’étais trouvé avec ce gentil petit inspecteur Janvier, je me serais accusé du crime, rien que pour voir… Vous avez une femme ?

— Et puis ?

— Rien… Vous avez de la chance !… Une femme ! Une situation médiocre… La satisfaction du devoir accompli… Le dimanche, vous devez aller à la pêche… A moins que vous ne soyez joueur de billard… Moi, je trouve ça admirable !… Seulement il faut s’y prendre de bonne heure ! Il faut naître d’un père qui a des principes et qui joue aussi au billard…

— Où avez-vous rencontré Joseph Heurtin ?

Maigret avait lancé ça en croyant faire une chose très subtile. Il n’avait pas fini la phrase qu’il s’en repentait.

— Où je l’ai rencontré ?… Dans les journaux… Comme tout le monde !… A moins que… mon Dieu ! ce que la vie est compliquée… Quand je pense que vous êtes là à m’écouter, mal à l’aise, à m’observer sans parvenir à vous faire une opinion et que votre situation, vos parties de pêche ou votre billard sont en jeu !… A votre âge !… Vingt ans de loyaux services… Seulement, vous avez eu le malheur, une fois dans votre vie, d’avoir une idée et d’y tenir… Ce qu’on pourrait appeler une velléité de génie !… Comme si le génie ne vous prenait pas au berceau… On ne commence pas à quarante-cinq ans… Cela doit être votre âge, n’est-ce pas ?…

Il fallait laisser exécuter Heurtin… Vous auriez eu de l’avancement… Au fait, qu’est-ce que ça gagne, un commissaire de la Police judiciaire ?… Deux mille ?… Trois mille ?… La moitié de ce qu’un Crosby dépensait en consommations ?… Et quand je dis la moitié !… Au fait, comment va-t-on expliquer le suicide de ce garçon-là ?… Histoire d’amour ?… Il y aura de mauvaises langues pour rapprocher son coup de revolver de la fuite de Heurtin… Et tous les Crosby, les Henderson, les cousins et les petits-cousins qui sont quelque chose en Amérique vont envoyer des câblogrammes pour réclamer la discrétion…

Moi, à votre place…

Il se leva à son tour, éteignit sa cigarette en l’écrasant sur la semelle de son soulier.

— A votre place, commissaire, je chercherais une diversion… Tenez ! J’arrêterais, par exemple, un type au sujet duquel personne n’entreprendra des démarches diplomatiques… Un individu comme Radek, dont la mère était servante dans une petite ville de Tchécoslovaquie… Est-ce que les Parisiens savent seulement où ça se trouve au juste, la Tchécoslovaquie ?…

Sa voix vibrait, malgré lui. Rarement on avait perçu son accent étranger à un tel point.

— Cela finira quand même comme l’affaire Taylor !… Si j’avais le temps… Dans l’affaire Taylor, par exemple, il n’y avait ni empreintes digitales, ni rien de ce genre… Tandis qu’ici… Heurtin qui a laissé ses traces partout et qui s’est montré à Saint-Cloud !… Crosby qui avait coûte que coûte besoin d’argent et qui se tue au moment où on reprend l’enquête !… Enfin moi !… Mais qu’est-ce que j’ai fait, moi ?… Je n’ai jamais adressé la parole à Crosby… Il ne connaissait même pas mon nom… Il ne m’avait jamais vu… Et demandez à Heurtin s’il a entendu parler de Radek… Demandez à Saint-Cloud si on a jamais aperçu un garçon dans mon genre… N’empêche que me voici dans les locaux de la Police judiciaire… Un inspecteur m’attend en bas pour me suivre dans tous mes déplacements… A propos, est-ce toujours Janvier ?… Cela me plairait… Il est jeune… Il est gentil… Il ne résiste pas du tout à l’alcool… Trois cocktails et il nage dans une sorte de nirvana…

Dites-moi, commissaire, à qui faut-il s’adresser pour faire un don de quelques milliers de francs à la maison de retraite de la police ?…

D’un geste négligent, il tira une liasse de billets de banque d’une poche, l’y remit, en tira une autre d’une autre poche, recommença le manège avec la poche de son gilet.

Il montrait de la sorte un minimum de cent mille francs.

— C’est tout ce que vous avez à me dire ?

C’était Radek qui s’adressait à Maigret, avec un dépit qu’il ne parvenait pas à cacher.

— C’est tout…

— Voulez-vous que je vous dise quelque chose, moi, commissaire ?

Silence.

— Eh bien !… Vous n’y comprendrez jamais rien !…

Il chercha son feutre noir, gagna gauchement la porte, en proie à une mauvaise humeur évidente, tandis que le commissaire grommelait entre ses dents :

— Chante, Fifi !… Chante !…

X

Le placard à surprise

— Combien gagnes-tu en vendant des journaux ?

C’était à une terrasse de Montparnasse. Radek, un peu renversé sur sa chaise, avec, aux lèvres, un sourire plus terrible que jamais, fumait un havane.

Une pauvre vieille se glissait entre les tables, tendait les journaux du soir aux consommateurs en murmurant une prière indistincte. Elle était ridicule et pitoyable des pieds à la tête.

— Combien je…

Elle ne comprenait pas, et son regard éteint prouvait qu’elle n’avait plus qu’une falote lueur d’intelligence.

— Assieds-toi ici… Tu vas boire un verre avec moi… Garçon ! Une chartreuse pour Madame…

Les yeux de Radek cherchèrent Maigret, qu’il savait assis à quelques mètres de lui.