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— Sur quoi ?

— Une fois sur le parapet de pierre… Une autre fois sur un banc… Je n’oserais pas le jurer, mais je pense que cette fois-ci il a pleuré… En tout cas il avait la tête dans les mains…

— Personne sur le banc ?

— Personne… On a encore marché… Imaginez le chemin, jusqu’aux Moulineaux !… De temps en temps il s’arrêtait pour regarder l’eau… Les remorqueurs ont commencé à circuler… Puis les ouvriers des usines ont envahi les rues… Il allait toujours, comme quelqu’un qui n’a pas la moindre idée de ce qu’il va faire…

— C’est tout ?

— A peu près… Attendez… C’est au pont Mirabeau qu’il a mis machinalement les mains dans ses poches et qu’il en a retiré un objet…

— Des coupures de dix francs…

— C’est ce que nous avons cru voir, Janvier et moi… Alors il a cherché quelque chose autour de lui… Sûrement un bistrot !… Mais, sur la rive droite, il n’y avait rien d’ouvert… Il a passé l’eau… Dans un petit bar plein de chauffeurs, il a bu un café et un verre de rhum…

— La Citanguette ?

— Pas encore ! Janvier et moi avions les jambes molles. Et nous ne pouvions rien boire pour nous réchauffer, nous !… Il est reparti… Il a fait des tours et des détours… Janvier, qui a noté toutes les rues, vous fera un rapport détaillé… Enfin on est revenus sur les quais, près d’une grande usine… Par là, c’est le désert…

Il y a quelques taillis et de l’herbe comme à la campagne, entre deux tas de vieux matériaux… Près d’une grue, des péniches sont amarrées… Elles sont peut-être vingt…

Quant à la Citanguette, c’est une auberge qu’on ne s’attend pas à trouver là… Un petit bistrot où on sert à manger… A droite, il y a un hangar, avec un piano mécanique, et un écriteau annonce : Bal le samedi et le dimanche.

L’homme a encore bu du café et du rhum. On lui a servi des saucisses, après l’avoir fait attendre longtemps… Il a parlé au patron et, après un quart d’heure, on les a vus disparaître tous les deux au premier étage…

Quand le patron est revenu, je suis entré. J’ai demandé à brûle-pourpoint s’il louait des chambres.

Il m’a demandé :

— Pourquoi ?… Il n’est pas en règle ?…

Un type qui doit être habitué à avoir affaire à la police. Ce n’était pas la peine de ruser. J’ai préféré lui faire peur. Je lui ai annoncé que s’il disait un mot à son client, sa boîte serait fermée…

Il ne le connaît pas… J’en suis sûr !… La spécialité de la maison, ce sont les mariniers et, sur le coup de midi, les ouvriers de l’usine voisine qui viennent prendre l’apéritif.

Il paraît que quand Heurtin est entré dans la chambre, il s’est jeté sur le lit sans même retirer ses souliers… Le patron lui en a fait l’observation et il les a lancés par terre, s’est endormi tout de suite…

— Janvier est resté là ? questionna Maigret.

— Il y est. On peut lui téléphoner, car la Citanguette a le téléphone, à cause des mariniers qui ont souvent besoin de se mettre en rapport avec les armateurs…

Le commissaire décrocha. Quelques instants plus tard, Janvier était à l’autre bout du fil.

— Allô ? Notre homme ?

— Dort…

— Aucun suspect à signaler ?

— Rien !… Calme plat… De l’escalier, on l’entend ronfler…

Maigret raccrocha, examina la menue personne de Dufour des pieds à la tête.

— Tu ne le lâcheras pas ? questionna-t-il.

L’inspecteur allait protester. Mais le commissaire lui mit la main sur l’épaule et poursuivit d’une voix plus grave :

— Ecoute, mon vieux !… Je sais que tu feras tout ton possible… Mais c’est ma place que je joue !… Et bien d’autres choses encore… D’autre part, je ne peux pas y aller moi-même, car l’animal me connaît…

— Je vous jure, commissaire…

— Ne jure pas !… Va !…

Et Maigret, d’un geste sec, rentra les divers documents dans la chemise de papier bulle, qu’il poussa dans un tiroir.

— Surtout, si tu as besoin d’hommes, n’hésite pas à les demander…

La photographie de Joseph Heurtin était restée sur le bureau et Maigret fixa un moment sa tête osseuse, aux oreilles décollées, aux longues lèvres sans couleur.

Trois médecins légistes avaient examiné l’homme. Deux avaient déclaré : « Intelligence médiocre. Responsabilité entière. »

Le troisième, cité par la défense, avait osé timidement : « Atavisme trouble. Responsabilité atténuée. »

Et Maigret, qui avait arrêté Joseph Heurtin, avait affirmé au chef de la police, au procureur de la République et au juge d’instruction :

— Ou il est fou, ou il est innocent !

Et il s’était fait fort de le prouver.

Dans le couloir, on entendait le pas de l’inspecteur Dufour qui s’éloignait en sautillant.

II

L’homme qui dort

Il était onze heures quand Maigret, après une brève entrevue avec le juge Coméliau, qui ne parvenait pas à se rassurer, arriva à Auteuil. Le temps était gris, le pavé sale, le ciel à ras des toits. Le long du quai que suivait le commissaire s’alignaient des immeubles cossus, tandis que, sur l’autre rive, c’était déjà un décor de banlieue : usines, terrains vagues, quais de déchargement encombrés de matériaux en piles.

Entre ces deux spectacles, la Seine, d’un gris de plomb, agitée par le va-et-vient des remorqueurs.

Il n’était pas difficile de repérer la Citanguette, même à distance, car la maison s’élevait, toute seule, au milieu d’un terrain où il traînait de tout : des tas de briques, de vieux châssis d’auto, du carton bitumé et même des rails de chemin de fer.

Une construction à un seul étage, peinte d’un vilain rouge, avec une terrasse formée de trois tables et le vélum traditionnel portant les mots : Vins - Casse-croûte.

On distinguait des débardeurs qui devaient décharger du ciment, car ils étaient blancs des pieds à la tête. Sur le seuil, en sortant, ils serrèrent la main d’un homme en tablier bleu, le patron du bistrot, puis se dirigèrent sans se presser vers une péniche amarrée au quai.

Maigret avait les traits las, l’œil terne, mais le fait qu’il venait de passer une nuit sans sommeil n’y était pour rien.

C’était son habitude de se laisser aller ainsi, de mollir chaque fois qu’après avoir poursuivi farouchement un but il avait enfin celui-ci à portée de la main.

Une sorte d’écœurement, contre lequel il ne réagissait pas.

Il avisa un hôtel, juste en face de la Citanguette, pénétra dans le bureau.

— Je voudrais une chambre donnant sur le quai.

— Au mois ?

Il haussa les épaules. Ce n’était pas le moment de le contrarier.

— Pour le temps qu’il me plaira ! Police judiciaire…

— Nous n’avons rien de libre.

— Bon ! Passez-moi votre registre…

— C’est-à-dire… Attendez !… Il faut que je téléphone au garçon d’étage pour m’assurer que le 18…

— Imbécile ! grogna Maigret entre ses dents.

On lui donna la chambre, bien entendu. L’hôtel était luxueux. Le garçon questionna :

— Il y a des bagages à faire prendre ?

— Rien du tout ! Apporte-moi seulement une paire de jumelles…

— Mais… Je ne sais pas si…

— Allons ! Va me chercher des jumelles où il te plaira…

Et il retira son pardessus en soupirant, ouvrit la fenêtre, bourra une pipe. Moins de cinq minutes plus tard, on lui apportait des jumelles de nacre.

— Ce sont celles de la gérante. Elle vous recommande de…