Au rez-de-chaussée du bistrot, une seule lampe électrique était allumée et le commissaire pouvait suivre les allées et venues des clients.
Il y avait une demi-douzaine de consommateurs devant le comptoir d’étain et quelques-uns regardaient Dufour avec une certaine méfiance.
— Qu’est-ce qu’il fait là ? questionna Lucas en apercevant de loin son collègue. Mais… c’est Janvier, qui regarde couler l’eau un peu plus loin !…
Maigret n’écoutait plus. De sa place, il apercevait le bas de l’escalier en colimaçon qui s’amorçait derrière le bar. Or des jambes venaient d’apparaître. Elles s’immobilisaient un moment, puis une silhouette s’approchait des autres et la tête blafarde de Jean Heurtin se montrait en pleine lumière.
Du même coup d’œil, le commissaire vit un journal du soir qui venait d’être posé sur une table.
— Dites donc, Lucas… Est-ce que certains journaux reprennent l’information du Sifflet ?…
— Je n’ai rien lu… Mais ils la reprendront sûrement, ne fût-ce que pour nous embêter…
Le téléphone fut décroché.
— La Citanguette, mademoiselle… En vitesse !…
Pour la première fois depuis le matin, Maigret était fébrile. Le patron, de l’autre côté de la Seine, parlait à Heurtin, lui demandait vraisemblablement ce qu’il voulait boire.
Est-ce que le premier soin de l’évadé de la Santé n’allait pas être de parcourir le journal qui était à portée de sa main ?
— Allô !… Allô, oui…
Dufour, là-bas, s’était levé, avait pénétré dans la cabine.
— Attention, vieux !… Il y a un journal sur la table… Il ne faut pas qu’il le lise… A aucun prix…
— Qu’est-ce que je dois…
— Vite !… Il vient de s’asseoir… Il a la feuille sous les yeux…
Maigret était debout, crispé. Que Heurtin lise l’article, et c’était l’écroulement de l’expérience si péniblement obtenue.
Or il voyait le condamné qui s’était laissé tomber sur le banc longeant le mur et qui, les deux coudes sur la table, se tenait la tête entre les mains.
Le patron vint poser devant lui un verre d’alcool.
Dufour allait rentrer dans la salle prendre le journal…
Lucas, encore qu’il ne fût pas au courant des détails de l’affaire, avait deviné, se penchait à la fenêtre, lui aussi. Un instant, le spectacle leur fut dérobé par le passage d’un remorqueur qui avait allumé ses feux blancs, verts et rouges et qui se mit à siffler éperdument.
— Ça y est ! grogna Maigret au moment où, là-bas, l’inspecteur Dufour rentrait dans la salle commune.
Heurtin, d’un geste négligent, avait déployé le quotidien. Est-ce que l’information qui le concernait était en première page ? Allait-il la voir aussitôt ?
Et Dufour aurait-il assez de présence d’esprit pour parer au danger ?
Détail caractéristique, l’inspecteur, avant d’agir, éprouva le besoin de se tourner vers la Seine, de lancer un regard dans la direction de la fenêtre où se tenait son chef.
Il ne semblait pas du tout l’homme de la situation, menu et propret qu’il était, dans ce bistrot envahi par de durs débardeurs et par des ouvriers d’usine.
Pourtant il s’approcha de Heurtin, tendit la main vers le journal. Il devait lui dire : « Pardon, monsieur, ceci est à moi. »
Des consommateurs du comptoir se retournèrent. Le condamné leva vers son interlocuteur des yeux étonnés.
Dufour insistait, essayait de saisir la feuille, se penchait. Lucas, à côté de Maigret, fit :
— Hum !… Hum !…
Et cela suffisait ! En effet, la scène ne tarda pas à changer. Heurtin s’était levé, lentement, comme un homme qui ne sait pas encore ce qu’il va faire.
Sa main gauche restait crispée au bord du journal que le policier, d’autre part, n’avait pas lâché.
Brusquement, son autre main saisit un siphon qui se trouvait sur la table voisine et le flacon de verre épais s’abattit sur le crâne de l’inspecteur.
Janvier n’était pas à cinquante mètres, au bord de l’eau. Pourtant il n’entendit rien.
Dufour avait chancelé. Il heurta le comptoir, où deux verres se brisèrent.
Trois hommes se précipitèrent vers Heurtin. Deux autres tenaient l’inspecteur par les bras.
Il devait y avoir une rumeur, car Janvier cessait enfin de contempler les reflets sur l’eau, tournait la tête dans la direction de la Citanguette, se mettait en marche puis, après quelques pas, commençait à courir.
— Vite !… Prends une voiture… Cours là-bas… commanda Maigret à Lucas.
Celui-ci obéit sans enthousiasme. Il savait qu’il arriverait trop tard. Janvier lui-même, qui était pourtant sur place…
Le condamné se débattait, criait quelque chose. Accusait-il Dufour d’être de la police ?
En tout cas, on lui rendit un instant la liberté de ses mouvements et il en profita pour atteindre la lampe électrique, de son siphon qu’il n’avait pas lâché.
Les deux mains crispées à la barre d’appui, le commissaire ne bougea pas. Sur le quai, en dessous de lui, un taxi se mettait en marche. Une allumette fut frottée, à la Citanguette, mais s’éteignit aussitôt. Malgré la distance, Maigret eut la quasi-certitude qu’un coup de feu était tiré.
Des minutes interminables. Le taxi, qui avait franchi le pont, s’avançait cahin-caha le long du chemin plein d’ornières qui suivait l’autre rive de la Seine.
C’était si lent qu’à deux cents mètres de la Citanguette le brigadier Lucas sauta à terre et se mit à courir. Peut-être venait-il d’entendre la détonation ?
Un coup de sifflet strident. Lucas ou Janvier qui appelait…
Et là-bas, derrière les vitres sales où des lettres d’émail annonçaient – il manquait l’M et le R - On peut apporter son manger, une bougie s’allumait, éclairait des formes penchées sur un corps.
Mais le spectacle était trouble. Les silhouettes, de si loin et si mal éclairées, étaient méconnaissables.
Sans bouger de la fenêtre, Maigret téléphonait d’une voix sourde.
— Allô !… Commissariat de Grenelle ?… Des hommes, tout de suite, en voiture, autour de la Citanguette… Et qu’on arrête, s’il essaie de fuir, un individu de haute taille, à grosse tête, au teint blafard… Qu’on prévienne un médecin…
Lucas était sur les lieux. Son taxi s’était rangé devant une des vitres de la devanture et cachait au commissaire une partie de la salle.
Debout sur une chaise, le patron du bistrot plaçait une nouvelle ampoule électrique et la lumière crue inondait à nouveau la pièce.
La sonnerie résonnait.
— Allô !… C’est vous, commissaire ?… Ici le juge Coméliau… Je suis chez moi, oui… J’ai du monde à dîner… Mais j’avais besoin d’être rassuré…
Maigret se tut.
— Allô ! Ne coupez pas… Vous êtes là ?…
— Allô, oui…
— Eh bien ?… Je vous entends à peine… Vous avez lu les journaux du soir ?… Ils se font tous l’écho des révélations du Sifflet… Je crois qu’il serait bon de…
Janvier sortait en courant de la Citanguette, se précipitait vers la droite, dans l’ombre du terrain vague.
— A part cela, tout va bien ?…
— Tout va bien ! hurla Maigret en raccrochant.
Il était en nage. Sa pipe était tombée par terre et le tabac incandescent commençait à brûler le tapis.
— Allô ! La Citanguette, mademoiselle…
— Je viens de vous donner la communication.
— Je vous demande la Citanguette… Compris ?
Et il constata, à un mouvement qui se fit dans le bistrot, que la sonnerie résonnait. Le patron voulut se diriger vers l’appareil. Lucas le devança.