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— Allô, oui… commissaire ?

— C’est moi ! fit Maigret d’une voix lasse. Filé, hein ?

— Bien entendu !

— Dufour ?…

— Je crois que ce n’est pas grave… Le cuir chevelu arraché… Il ne s’est même pas évanoui.

— La police de Grenelle arrive…

— Cela ne servira à rien… Vous connaissez les lieux… Avec tous ces chantiers, ces matériaux entassés, ces cours d’usine, puis les ruelles d’Issy-les-Moulineaux…

— On a tiré ?

— Il y a eu un coup de feu… Mais je ne parviens pas à savoir qui a tiré… Ils sont tous hébétés, bien sages… Ils n’ont même pas l’air de comprendre ce qui s’est passé…

Une auto tournait l’angle du quai, déposait deux agents, puis deux autres cent mètres plus loin.

Quatre agents encore en descendaient en face du bistrot et l’un d’entre eux contournait l’immeuble afin de garder la seconde issue, selon les règles habituelles.

— Qu’est-ce que je fais ? questionna Lucas après un silence.

— Rien… Organise la chasse, à tout hasard… J’arrive…

— On a prévenu un médecin ?

— C’est fait…

La préposée au téléphone, qui gardait en même temps le bureau de l’hôtel, tressaillit en voyant une grande ombre devant elle.

Maigret était si calme, si froid, il avait le visage si hermétique qu’il ne semblait pas fait de chair.

— Combien ?

— Vous partez ?

— Combien ?

— Il faut que je demande au gérant… Combien de communications avez-vous eues ?… Attendez…

Mais, comme elle se levait, le commissaire lui saisit le bras, la rassit de force, posa un billet de cent francs sur le bureau.

— Cela suffit ?…

— Je crois… Oui… Mais…

Il s’en alla en soupirant, marcha lentement le long du trottoir, franchit le pont sans hâter le pas un seul instant.

A certain moment, il tâta ses poches pour y prendre sa pipe, ne la trouva pas, et sans doute y vit-il un mauvais présage, car il y eut sur ses lèvres un sourire amer.

Autour de la Citanguette, quelques mariniers stationnaient mais ne montraient qu’une curiosité relative. La semaine précédente, deux Arabes s’étaient entre-tués à la même place. Un mois plus tôt, on avait retiré de l’eau, à l’aide d’une gaffe, un sac qui contenait des jambes et un tronc de femme.

On apercevait les riches immeubles d’Auteuil bornant l’horizon de l’autre côté de la Seine. Des rames de métro ébranlaient un pont proche.

Il pleuvinait. Des agents en uniforme allaient et venaient en braquant autour d’eux le disque blême de leur lampe électrique.

Seul Lucas était debout, dans le bar. Les consommateurs qui avaient assisté ou pris part à la bagarre étaient assis le long du mur.

Et le brigadier allait de l’un à l’autre, examinait les papiers, tandis qu’on lui jetait de mauvais regards.

Dufour avait déjà été transporté dans la voiture de la police, qui démarrait aussi doucement que possible.

Maigret ne dit rien. Les mains dans les poches de son pardessus, il regarda autour de lui, lentement, d’un regard qui semblait infiniment lourd.

Le patron voulut lui expliquer quelque chose.

— Je vous jure, commissaire, que quand…

Maigret lui fit signe de se taire, s’approcha d’un Arabe qu’il examina des pieds à la tête et dont le teint devint terreux.

— Tu travailles, maintenant ?

— Chez Citroën, oui… Je…

— Pour combien de temps es-tu encore interdit de séjour ?…

Et Maigret fit signe à un agent. Cela voulait dire : « Emmenez !… »

— Commissaire !… criait le Sidi qu’on poussait vers la porte. Je vais vous expliquer… Je n’ai rien fait…

Maigret n’écoutait plus. Un Polonais n’avait pas ses papiers tout à fait en règle.

— Emmenez !…

C’était tout ! Par terre, c’est le revolver de Dufour qu’on trouva avec une douille vide. Il y avait des débris de siphon et de lampe électrique. Le journal était déchiré et deux éclaboussures de sang l’avaient atteint.

— Qu’est-ce qu’on en fait ? questionna Lucas, qui avait terminé l’examen des papiers.

— Lâche-les…

Janvier ne revint qu’un quart d’heure plus tard. Il trouva Maigret affalé dans un coin du bistrot, en compagnie du brigadier Lucas. Il était crotté. Il y avait des taches sombres sur son imperméable.

Il n’eut besoin de rien dire. Il s’assit près des deux autres.

Et Maigret, qui avait l’air de penser à tout autre chose, articula, en regardant vaguement le comptoir derrière lequel le patron se tenait d’un air humble et contrit :

— Du rhum…

Une fois encore sa main chercha la pipe dans ses poches.

— Donne-moi une cigarette… soupira-t-il à l’adresse de Janvier.

Et celui-ci eût voulu trouver quelque chose à dire. Mais il était si ému en voyant se tasser les épaules de son chef qu’il ne put que renifler en détournant la tête.

Le juge Coméliau présidait, dans son appartement du Champ-de-Mars, à un dîner de vingt couverts, qui devait être suivi d’une sauterie intime.

Quant à l’inspecteur Dufour, on l’avait étendu sur la table d’acier d’un médecin de Grenelle qui surveillait, tout en enfilant une blouse blanche, la stérilisation de ses appareils.

— Vous croyez que ça se verra ? questionnait le policier qui, tel qu’il était placé, ne pouvait apercevoir que le plafond. Le crâne n’est pas fendu, n’est-ce pas ?…

— Mais non ! Mais non ! Quelques points de suture…

— Et les cheveux repousseront ?… Vous êtes sûr ?…

Le docteur, ses pinces brillantes à la main, fit signe à son aide de tenir solidement le patient, qui étouffa un cri de douleur.

IV

GQG

Maigret ne broncha pas une seule fois, n’esquissa pas le moindre geste de protestation, ni d’impatience.

Le visage grave, les traits tirés, il écouta jusqu’au bout, avec déférence et humilité. Peut-être seulement arriva-t-il à sa pomme d’Adam de tressaillir soudain, aux instants où M. Coméliau se montrait le plus dur, le plus véhément.

Mince, nerveux, crispé, le juge d’instruction allait et venait dans son cabinet, parlait si haut que les prévenus qui attendaient dans le couloir devaient entendre des bribes de phrases.

Parfois il saisissait un objet, qu’il maniait quelques instants et qu’il replaçait d’un geste violent sur le bureau.

Le greffier, gêné, regardait ailleurs. Et Maigret, debout, attendait, dominant le juge de toute la tête.

Ce dernier, après un dernier reproche, guetta le visage de son interlocuteur, détourna la tête parce que, quand même, Maigret était un homme de quarante-cinq ans qui, pendant vingt ans, s’était occupé des affaires policières les plus diverses et les plus délicates.

C’était surtout un homme !

— Mais enfin, vous ne dites rien ?

— J’ai annoncé tout à l’heure à mes chefs qu’ils recevront ma démission dans dix jours, si je n’ai pas réussi à leur livrer le coupable…

— Autrement dit à remettre la main sur Joseph Heurtin…

— A leur livrer le coupable, répéta Maigret très simplement.

Et le juge bondit comme un diable.

— Alors, vous croyez encore ?…

Maigret ne dit rien. Et M. Coméliau, faisant claquer ses doigts, prononça avec précipitation :

— Restons-en là, voulez-vous ?… Vous finiriez par me mettre hors de moi… Lorsque vous aurez du nouveau, téléphonez-moi…

Le commissaire salua, longea les couloirs qui lui étaient familiers. Mais au lieu de descendre vers la rue, il se dirigea vers les combles du Palais de Justice, où il poussa la porte du laboratoire de police scientifique.

Un des experts, qui le vit soudain en face, fut frappé de son aspect, questionna en tendant la main :