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— Cela ne va pas ?

— Très bien, merci…

Ses yeux ne regardaient nulle part. Il gardait son gros pardessus noir sur le corps, ses mains dans les poches. Il ressemblait à quelqu’un qui, après un long voyage, revoit avec des yeux nouveaux des lieux qui lui furent familiers.

C’est ainsi qu’il mania des photographies prises la veille dans un appartement cambriolé, lut des fiches qu’un de ses collègues avait fait demander.

Dans un coin, un jeune homme glabre, long et maigre, aux yeux de myope protégés par d’épais lorgnons, le guettait avec un étonnement ému.

Sur sa table, il y avait des loupes de toutes les grosseurs, des grattoirs, des pinces, des flacons d’encres, de réactifs, ainsi qu’un écran de verre éclairé par une forte lampe électrique.

C’était Moers, qui s’était spécialisé dans l’étude des papiers, des encres et des écritures.

Il savait que c’était lui que Maigret venait voir. Et pourtant le commissaire ne le regardait même pas, allait et venait comme sans but.

Enfin il tira une pipe de sa poche, l’alluma, lança d’une voix fausse :

— Et voilà !… Au travail !…

Moers, qui savait d’où sortait le commissaire, comprit, mais feignit de n’avoir rien remarqué.

Maigret retirait son manteau, bâillait, faisait jouer les muscles de son visage, comme pour redevenir lui-même. Il saisit une chaise par le dossier, l’amena près du jeune homme, s’installa à califourchon et prononça sur un ton affectueux :

— Alors, mon petit Moers ?…

C’était fini. Il avait enfin débarqué le poids qu’il avait sur les épaules.

— Raconte…

— J’ai passé la nuit à étudier le billet… Dommage qu’il ait été tripoté par des tas de gens… Car il est inutile d’y chercher maintenant des empreintes digitales…

— Je n’y comptais pas…

— Je suis passé ce matin de bonne heure à la Coupole… J’ai examiné tous les encriers… Vous connaissez l’établissement ?… Il y a plusieurs salles distinctes : la grande brasserie d’abord, dont une partie devient restaurant à l’heure des repas… Puis la salle du premier… Puis la terrasse… Enfin un petit bar américain, à gauche, où se réunissent les habitués…

— Connais…

— C’est l’encre du bar qui a servi à écrire le billet… Les caractères ont été tracés de la main gauche, non par un gaucher, mais par quelqu’un qui sait que presque toutes les écritures de la main gauche se ressemblent…

La lettre adressée au Sifflet se trouvait encore sur l’écran de verre posé devant Moers.

— Une chose est certaine : l’expéditeur est un intellectuel, et je jurerais qu’il parle et écrit couramment plusieurs langues. Maintenant, si je tente de faire de la graphologie - Mais nous sortons du domaine des sciences exactes…

— Allez-y…

— Eh bien ! ou je me trompe fort, ou nous nous trouvons en présence d’un individu d’exception… D’abord une intelligence très au-dessus de la moyenne. Mais le plus troublant, c’est le mélange de volonté et de faiblesse, de froideur et d’émotivité. L’écriture est d’un homme… Et pourtant j’y relève des traits de caractère nettement féminins…

Moers était sur son terrain favori. Il devenait rose de plaisir. Malgré lui, Maigret sourit légèrement et le jeune homme se troubla :

— Je sais que tout cela n’est pas très clair et qu’un juge d’instruction ne m’écouterait pas jusqu’au bout… Et pourtant… Tenez, je parierais, commissaire, que l’homme qui a écrit cette lettre est atteint d’une maladie grave et le sait… S’il s’était servi de la main droite, je pourrais vous en dire davantage… Ah ! j’oubliais un détail… Il y avait des taches sur le papier… Mais peut-être ont-elles été faites à l’imprimerie… L’une d’elles, en tout cas, est une tache de café crème… Pour couper le haut de la feuille, enfin, on ne s’est pas servi d’un couteau, mais d’un objet arrondi, comme une cuiller…

— Autrement dit, le billet a été écrit hier matin, au bar de la Coupole, par un consommateur qui prenait un café crème et qui parle couramment plusieurs langues…

Maigret se leva, tendit la main en murmurant :

— Merci, mon petit… Voulez-vous me rendre la lettre ?…

Il sortit avec un grognement pour saluer tout le monde et, la porte refermée, quelqu’un dit avec une certaine admiration :

— Quand même ! Pour un coup dur…

Mais Moers, dont le culte pour Maigret était connu, le regarda de telle sorte que l’homme se tut et poursuivit l’analyse qu’il était en train de faire.

Paris avait son aspect morne des vilains jours d’octobre : une lumière crue tombait du ciel pareil à un plafond sale. Sur les trottoirs subsistaient des traces des pluies de la nuit.

Et les passants eux-mêmes avaient l’air renfrogné de gens qui ne se sont pas encore adaptés à l’hiver.

Durant toute la nuit, des ordres de service avaient été tapés à la Préfecture, transportés par des plantons dans les divers commissariats, expédiés télégraphiquement à toutes les gendarmeries, aux postes de douane et à la police des gares.

Si bien que tous les agents que la foule coudoyait, aussi bien les sergents de ville en tenue que les inspecteurs de la voie publique, de la Mondaine, des Garnis ou des Mœurs, avaient en tête un même signalement, dévisageaient les gens dans l’espoir de retrouver un même homme.

Et il en était ainsi d’un bout de Paris à l’autre. Il en allait de même en banlieue. Les gendarmes, sur les grand-routes, demandaient leurs papiers à tous les chemineaux.

Dans les trains, aux frontières, les gens s’étonnaient d’être questionnés plus minutieusement que d’habitude.

On cherchait Joseph Heurtin, condamné à mort par la Cour d’assises de la Seine, évadé de la Santé, disparu à la suite d’une rixe avec l’inspecteur Dufour dans la salle de la Citanguette.

« Au moment de sa fuite, il lui restait environ vingt-deux francs en poche », disaient les notes de service rédigées par Maigret.

Et celui-ci, tout seul, quittait le Palais de Justice sans même passer par son bureau du quai des Orfèvres, prenait un autobus pour la Bastille, sonnait au troisième étage d’un immeuble de la rue du Chemin-Vert.

Il régnait une odeur d’iodoforme et de poule au pot. Une femme qui n’avait pas encore eu le temps de faire sa toilette disait :

— Ah ! Il va être bien content de vous voir…

Dans sa chambre, l’inspecteur Dufour était couché, l’air attristé et inquiet.

— Ça va, vieux ?

— Si on peut dire… Il paraît que les cheveux ne repousseront pas sur la cicatrice et que je devrai porter perruque…

Comme il l’avait fait au laboratoire, Maigret tourna en rond dans la chambre, en homme qui ne sait où se poser. Enfin il grommela :

— Tu m’en veux ?…

La femme de Dufour, qui était encore jeune et jolie, se tenait dans l’encadrement de la porte.

— Lui, vous en vouloir ?… Depuis ce matin, il me répète qu’il se demande comment vous allez vous en tirer. Il voulait que j’aille vous téléphoner du bureau de poste…

— Allons !… A un de ces jours… prononça le commissaire. Il faudra bien que ça aille…

Il ne rentra pas chez lui, alors pourtant qu’il habitait à cinq cents mètres de là, boulevard Richard-Lenoir. Il marcha, parce qu’il avait besoin de marcher, de se sentir au milieu de la foule qui le frôlait, indifférente.

Et à mesure qu’il avançait de la sorte dans Paris, il perdait cet air équivoque d’écolier pris en faute qu’il avait le matin. Ses traits se durcissaient. Il fumait pipe après pipe, comme dans ses bons jours.

M. Coméliau eût été fort étonné, et sans doute indigné, s’il se fût douté que le moindre des soucis du commissaire était de retrouver Joseph Heurtin.