Je repose mon verre. Marguerite me rejoint sur le divan, avec l’air trop poli pour être honnête.
Je commence par quelques mimis mouillés ; elle y répond par quelques « Voulez-vous être sage », suivi bientôt d’un indécis « Ça n’est pas raisonnable », puis d’un ultime « Je ne pensais pas que vous étiez aussi polisson »… Ensuite, motus et bouches cousues l’une à l’autre.
C’est le travail sérieux par une maison de confiance ! Trente-cinq ans d’expérience ; quatre médailles d’or, trois d’argent, trois en bronze — dont une dite militaire.
On commence par « Le chant des balalaïkas » joué en solo sur ses jarretelles ; on continue par « Maintenant que je suis grand » au trombone à coulisse, puis c’est l’apothéose : « Nuit sur le Mont Chauve », orchestre et chœurs sous la baguette de San-Antonio, premier prix de gymnastique à la fête des écoles de La Garenne-Colombes !
Au bout d’une heure, la rouquine ne se rappelle plus exactement si elle est sur terre et moi, triomphant, je descends de mon petit nuage rose avec une soif saharienne. Marguerite chante sa joie sur une musique de Louigy d’une voix nasale de subalterne.
Si je n’écoutais que moi, je plaquerai là cette chère enfant, pour voler vers d’autres distractions plus littéraires ; mais je m’abstiens de la décevoir : primo parce que je suis un galant homme, deuxio parce que je vais avoir besoin d’elle dans un proche avenir.
CHAPITRE V
DE QUOI PERDRE LA TÊTE
Le lendemain, l’article de Laroute paraît, dans le style et l’esprit dont nous sommes convenus. Il y est dit que la mystérieuse Marguerite M… a contacté le rédacteur à qui elle a demandé de poster une partie de la somme désirée au bureau de la Trémoille sous le nom de Marguerite Mathieu. Le papier de notre ami est très adroit, car on devine à travers ses lignes du scepticisme et une fausse grandiloquence de plumitif heureux d’avoir trouvé un os à ronger. Il annonce que son journal ne reculant devant aucun sacrifice, va, à tout hasard, poster le fric demandé, bien que la police lui déconseille d’agir ainsi…
Lorsque j’ai ligoté cette tartine de mensonges, je traverse la rue et vais à la brasserie d’en face. C’est l’heure creuse. Il n’y a que Pineau en train de jouer aux dominos avec le crémier du coin… Marguerite fait la plonge… Le patron étudie une feuille fiscale, en buvant, pour se remettre, un verre à demi empli de beaujolais.
J’adresse un clin d’œil complice à Marguerite et je la chope à l’écart, le taulier vient au renaud immédiatement. Il affirme qu’on prend son établissement pour une de ces maisons dont les Français souhaitent la réouverture, et il décide qu’après Marguerite, il n’embauchera plus que du personnel du sexe masculin !
Je le laisse s’égosiller et je demande à ma conquête :
— Tu quittes à quatre heures demain ?
— Non : c’est mon jour de congé !
— Tant mieux, rendez-vous à dix heures du matin chez toi, j’ai un petit travail à te faire faire… Une lettre à retirer poste restante…
Une petite lumière ronde et intense brille dans ses yeux.
— Celle que tu as écrite hier ?
Là elle me cloue. Les femmes sont toutes comme ça. Elles feignent l’indifférence pour ce que vous maquillez, et puis elles vous sortent des précisions au moment où vous ne vous y attendez pas !
— Comment diable… ? attaqué-je.
Elle me montre France-Soir sur un guéridon.
— J’ai lu… Et j’ai compris. Tu tends un piège à l’assassin, hein ? Tu espères qu’il ira m’attendre dans le bureau de poste et qu’il m’abordera pour me demander des explications…
Je frappe son petit front de piaf.
— Dis donc, il y en a, là-dedans !
Mais je me sens gêné. J’avais choisi cette môme comme appât précisément parce que je la prenais pour une gourde qui ferait tout ce qu’on lui demanderait sans gamberger, et voilà que…
Je décide de biaiser :
— Tu as peur ?
— Avec toi, je sais que je ne crains rien…
— Tu es un chou. Alors écoute. Demain matin trouve-toi à dix heures au bureau de la Trémoille, compris ?
— Entendu.
— Au guichet poste restante, retire la lettre qui t’est destinée, mais ne l’ouvre pas, hein ? Mets-la dans ton sac avec précaution comme tu ferais de ton porte-monnaie…
— Bon.
— Avant de partir, laisse ta clé sous le paillasson.
— Pourquoi ?
— Un de mes hommes sera chez toi pour te protéger. Il remettra la clé où il l’aura trouvée. Tu reviendras directement chez toi avec le métro, vu ?
— Oui, mon chéri…
— Et tu entreras de façon naturelle.
— Bon. Et après ?
Elle me coince par cette courte question.
— Après, mon lapin, j’aviserai !
— Dites voir, San-Antonio, que vous calciez mes serveuses en dehors de leurs heures de turf, ça les regarde. Y en a qu’aiment le poulet ! Mais que vous les empêchiez de turbiner, ça, ça me regarde !
Je le défrime sans aménité.
— Une bouille comme la tienne, taulier, on la met dans un pantalon, c’est plus convenable.
Je me casse sur ces belles paroles ; que voulez-vous, moi, j’ai horreur des types jalminces !
Il y a des jours où les coups de pied au derche volent bas !
Bérurier se mouche sur sa manche.
— Est-ce que tu me prends pour un con ? questionne-t-il.
— Oui, dis-je résolument. Et pourtant, tu sais que je ne fais rien comme tout le monde en général, mais là, vraiment…
Il hausse les épaules.
— Bon, et une fois chez la gonzesse, qu’est-ce que je fais ?
— Tu t’allonges sur le divan, et tu attends les événements. Elle sera obligée de faire brûler du papier d’Arménie ensuite pour chasser ton odeur de clapier mal entretenu, mais on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs.
Il s’en va en claquant fortement la lourde.
Je m’apprête à l’imiter, mais mon téléphone fait entendre sa musique céleste.
C’est Laroute. Il me recommande de ne pas l’oublier dans mes prières. Il tient à l’exclusivité de ce qui pourrait éventuellement se produire.
Je lui jure fidélité sur la lame de mon épée et je fonce rue de la Trémoille.
Il est à peine neuf heures lorsque j’y arrive. J’ai la chance inouïe de dégauchir une place pour ma bagnole. Je me range donc et je me mets à réfléchir sérieusement.
L’assassin a certainement lu le second papier de Laroute. Quelles auront été ses réactions, that is the question, comme disait Shakespeare qui connaissait ses classiques !
Il se peut qu’il ait flairé le piège. En ce cas, il ne bronchera pas.
Il se peut aussi qu’il ne redoute pas trop ce témoignage à retardement et qu’il attende la suite des événements.
Mais il se peut pourtant qu’il soit inquiet, qu’il veuille en avoir le cœur net et qu’il aspire à rencontrer la môme Marguerite pour avoir un petit entretien d’ordre privé avec elle. Dans le dernier cas, un seul lien s’offre pour le guider à elle : ce bureau de poste où il sait qu’elle doit venir. Il doit s’embusquer à proximité du guichet et attendre.
Moi aussi, j’attends. C’est ce qu’il y a de moins marrant dans notre métier.
Comme ma bouille a paru dans tous les journaux, à la suite de l’affaire, je pense qu’il serait de la dernière imprudence pour moi de me montrer. C’est pourquoi j’ai goupillé une petite combine pas mal, en accord avec le receveur du bureau de poste. L’une des cabines téléphoniques est, depuis ce matin, déclarée en dérangement. On a collé une planche sur la vitre avec un trou assez large pour laisser filtrer le regard de Pinaud. Le vieux daim est assis dans la guérite d’où il jouit d’une vue générale du bureau de poste, avec gros plan sur le guichet des lettres restantes.