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Moi, je m’engouffre dans le café d’en face et j’ai une conversation avec le patron. C’est un homme charmant, jeune et souriant. Il fronce un peu les sourcils lorsque je lui montre ma carte, mais se rassérène (si je puis dire) lorsque je lui ai expliqué que je vais bloquer sa ligne téléphonique une partie de la matinée.

Il est d’accord pour m’aider dans ma mission et me guide vers l’arrière de la salle où se trouvent un réduit pour les balais et le bigophone.

On accroche la pancarte « en dérangement » sur la porte et je m’installe dans cette espèce de vaste placard avec des cigarettes, une revue illustrée, et une bouteille de muscadet.

Maintenant il ne me reste plus qu’à attendre. Pinuche a relevé le numéro de cet établissement et il doit me sonner à neuf plombes pile !

En effet, à peine suis-je à califourchon sur ma chaise, que le timbre grelotte. Je décroche. Le silence qui suit mon geste est déjà de Pinaud. Je perçois le bruit de sa respiration asthmatique.

— Ben, accouche, vieux crabe, grommelé-je.

— Ah ! c’est toi, dit-il.

— Pas la peine de te retourner la question, fais-je, je t’ai reconnu illico, avant que tu l’ouvres !

— À quoi ?

— À ton haleine chargée d’oignon. T’as encore bouffé des filets de harengs à ton petit déjeuner ?

— Oui, reconnaît le digne homme.

— Bon, quoi de nouveau chez toi ?

Il émet une plainte nasale.

— Ma femme a une crise de rhumatisme articulaire aigu… Je n’ai pas pu dormir…

— Je ne te demande pas ça, eh, détritus ! Je parle du bureau de poste, que s’y passe-t-il ?

— Rien, fait-il. C’est le train-train, quoi !

— Tu ne remarques personne à l’affût près du guichet de la poste restante ?

— Il y a des gens qui font queue, ils sont nombreux…

— Regarde-les bien ; si l’un reste après son tour, ne le perds pas de vue. Tu me tiens au courant, hein ?

— Entendu.

Je raccroche et je me verse un grand coup de blanc pour chasser mes idées noires.

Un quart d’heure plus tard, Pinuche appelle de nouveau. Il me dit que les « queutards » du guichet sont partis. À la seconde où il parle, le bureau de poste n’a pas un client.

— Ils ne doivent pas faire leurs affaires, rassure-t-il. Parle-moi d’un bureau comme celui de la rue d’Anjou par exemple…

« Ah ! stoppe-t-il, voilà un client… Il approche du guichet… »

— Que fait-il ?

— Il donne un paquet à affranchir, parce qu’il faut que je te dise, la préposée de la poste restante fait aussi les colis non recommandés !

— Et maintenant ?

— Il paie…

— Et ensuite ?

— Il s’en va…

— Personne à l’horizon ?

— Une vieille dame poste un mandat, et un jeune homme demande la communication pour Montargis…

— C’est tout ?

— Oui. Dis donc, San-A…

— Quoi ?

— J’étouffe, moi, dans cette cabine ! Figure-toi que ça me fait transpirer, et moi comme un idiot qui ai mis ma grosse flanelle ce matin !

— Avec ce beau temps ?

— Tu sais ce qu’on dit, hein ? En mars et en avril…

Je lui cisaille le dicton à bout portant, et, sollicité par son dernier mot, je me mets à fredonner Avril au Portugal.

Nouveau quart d’heure d’attente. La demie vient de sonner à ma montre. Le téléphone reprend l’air fortissimo.

— Allô !

— M. Duponchel ! demande une voix de femme.

— Quoi ?

— Ça n’est pas le café Duponchel ?

— Ah ! pardon, si… Que désirez-vous ?

— Parler à M. Duponchel.

— Il est parti acheter des huîtres…

— Où ?

— À Marennes, je suppose.

L’autre rouspète, mais je me hâte de raccrocher. C’est pas le moment de se laisser faucher la ligne par une tordue qui va raconter la vie de son amie Madeleine pendant cent six heures !

Nouvel appel… Cette fois, c’est Pinuche. Il respire difficilement.

— J’ai comme des vertiges, annonce-t-il.

— Moi aussi gars, ensuite ?

— Toujours rien. Personne n’est embusqué ici… Ce sont tous de vrais clients qui s’en vont quand ils ont fait ce qu’ils avaient à faire…

La déception me fripe l’âme comme du vulgaire papier de soie.

— Continue d’ouvrir tes yeux chassieux, Pinuche ! On ne sait jamais…

— À quelle heure doit-elle passer, la petite Marguerite ?

— Autour de dix plombes…

— J’ai jamais attendu une femme avec autant d’impatience…

— Fais pas de l’esprit, t’as déjà la cervelle qui coule ! Oh ! j’y pense… Il n’y a pas d’ouvrier à proximité du guichet ?

— Non, pourquoi ?

— Souvent on ne prête pas attention à des gens dont la présence paraît normale… Ils se confondent avec les lieux, tu comprends ?… Ce sont des caméléons…

Il ricane :

— J’ai d’assez bons yeux pour remarquer ces caméléons-là, San-Antonio, sois tranquille !

On se quitte provisoirement. Je finis de biberonner ma boutanche de blanc.

Dans ce réduit, je me sens comme un poisson dans l’eau d’un verre à dents. L’énervement me file des frissons et j’ai sur le front une sueur froide qui me fait l’effet d’un casque. Non loin de là, un oisif qui vient de la France d’outre-mer malmène un billard électrique pour lui faire cracher le gros lot, à savoir une partie gratuite ! Cet endoffé prend l’appareil pour un punching-ball et le truffe de coups de poing. Les chiffres s’inscrivent au cadran à une vitesse dépassant celle du son. Ça finit par produire un fracas bizarre, qui, je ne sais pourquoi, me fait songer à une colère de robots !

Le muscadet m’écœure à retardement. Il n’était pas assez sec pour le matin. Je me masse le plexus tristement. Et voilà que le biniou carillonne encore. Cette fois c’est le crémier qui demande combien il doit livrer de pots de yaourt pour midi. Je lui dis d’en apporter douze mille et, comme il manifeste une surprise considérable, je lui explique que « nous » avons un banquet de végétariens.

Je le congédie en appuyant sur la fourche de l’appareil. Nouvelle pause pendant laquelle je grille trois cigarettes. Le placard où je séjourne est enfumé comme le Palais des Sports un soir de boxe.

Je couve le morceau d’ébonite qui m’apporte périodiquement la voix morne de Pinuche. Bonté du ciel, il ne se produira donc rien ! Tout ce micmac savamment échafaudé ne portera pas de fruits ! J’enrage.

Le gars Laroute va me prendre pour un cave. Cette fois, pas de rémission : je vais sombrer corps et biens dans le ridicule nauséabond.

Sonnerie !

Pinuche se racle le corgnolon.

— J’ai une crampe ! annonce-t-il.

J’attends la suite, en l’espérant plus essentielle.

Il poursuit :

— Toujours rien de particulier à signaler. Il est dix heures passées et…

Il y a un silence.

— Et quoi donc, bipède ?

— Voilà Marguerite…

— Tu es sûr ?