Évidemment ! Je prends un peu mes désirs pour la réalité.
— Donc, excepté son poids insolite, vous n’avez rien remarqué de particulier à cette lettre ?
— Non, absolument rien. Elle était bleue… Et c’était du papier glacé très fort.
— Merci…
Je me tourne vers Pinaud.
— Occupe-toi de tout, vieux…
— Où vas-tu ? interroge-t-il.
— Je ne sais pas trop… J’ai besoin de me rafraîchir les idées…
J’ai un dernier regard pour la môme Marguerite… Et je sors.
Le soleil coule sur les façades de Paname. L’air est d’une douceur exquise. Je pense que la petite rouquine ne reniflera jamais plus le printemps de Paris. Une larme me brouille la vue. Je l’écrase comme une punaise, d’un coup de poing vengeur !
Non, il ne faut pas se laisser abattre. Agir ! Voilà le secret ! Agir vite. Ne pas s’affoler… Bien gamberger…
J’entre dans un bar, rue Marbeuf, et je commande un double scotch. Je l’avale et je sens des calories qui me grimpent dans la mansarde. Une petite lueur d’espoir commence à filtrer dans les ténèbres de mon âme[1].
Et savez-vous pourquoi je renais un peu à l’espoir ? Parce que, dans une certaine mesure — non, ne sursautez pas — j’ai obtenu un résultat. Le meurtrier s’est manifesté. L’enquête est sortie enfin de sa totale léthargie, vous comprenez ?
Certes, je n’ai aucune indication positive et nous avons payé le prix fort, mais ma ruse a forcé le criminel à intervenir. Il l’a fait d’une façon que je n’avais pas prévue ; avec un machiavélisme inouï, mais il nous a prouvé qu’il était là, tapi dans l’ombre, attentif et prêt à intervenir. Il faut retirer ce fumelard de la circulation en vitesse, sinon il y aura encore du grabuge.
— Un autre ! crié-je au barman en veste blanche.
— Double aussi ?
— Naturellement.
Je suis déjà un peu rond et je sais qu’après cet autre scotch je serai tout à fait blindé, mais c’est ce qu’il me faut pour remonter mon handicap.
Je déguste le breuvage, les yeux mi-clos. Ensuite je hèle le loufiat. Il accourt.
— Quinze francs, monsieur !
Je hausse les épaules.
— Avec ça, avant guerre, on s’achetait une salle à manger Henri III !
Ça le fait marrer.
— Essayer de vous doper avec une salle à manger Henri III, m’sieur, vous m’en direz des nouvelles !
— Très drôle !
Je sors mon larfouillet et je tombe sur le morceau de papier bleu.
C’est un angle de l’enveloppe. En l’examinant de plus près, je découvre une trace de tampon encreur.
Le barman danse sur place en attendant que je lui attrique son artiche. Je me fends de deux fafs pour qu’il évacue et je m’abîme dans la contemplation de cet indice. En mettant la flamme d’une allumette de l’autre côté de la feuille de papier bleu, je finis par découvrir trois lettres. Le tampon était mal encré, ou bien le contenu de l’enveloppe l’a empêché d’oblitérer convenablement le timbre. Pourtant j’arrive à déceler « tie ». Il s’agit de la fin d’un mot. Je vous parie une livre de prunes contre un livre de messe que ce mot concerne le bureau de poste d’émission.
— Barman ! L’annuaire des téléphones, please !
— Dans la cabine, monsieur !
C’est fou ce que les gens sont serviables à notre époque !
Je vais donc feuilleter sur place l’opuscule des Postes, Télégraphes et Téléphones. Je chope la page des bureaux parisiens et commence à la parcourir des yeux et de l’ongle, en ne m’intéressant qu’aux lettres finales. Je tressaille en lisant Boétie. Voilà qui collerait… Je continue, mais ne trouve pas d’autres concordances. Bon, y a pas, il faut regarder de ce côté…
Drôle de turf…
En sortant du bar, j’avise une grande papeterie. J’hésite, puis sachant qu’on doit toujours obéir à une inspiration, j’entre demander s’ils ont des enveloppes bleues d’un papier identique à mon échantillon. Je déniche à peu près du kif. Content, j’en achète un paquet.
Le whisky m’a complètement viré et le trottoir danse sous mes nougats le Beau Danube bleu… Ma vue double accroît la population parisienne.
Je serre un peu les chailles en souhaitant que ça se tasse. Heureusement, l’air délicat de ce matin de printemps me purifie les soufflets.
Je reviens à la poste. Il y a un drôle de trèpe devant, autour et à proximité, je vous l’annonce… Les journaleux assiègent les locaux. Une ambulance embarque la carcasse de ma petite soubrette défunte.
Je fends la masse et reviens sur les lieux de… notre crime. Laroute est là… Il me décoche un regard plutôt moche.
— Vous avez fait du chouette avec vos combines à la Fantômas, grince-t-il.
— Ça va, c’est pas le moment, Laroute…
— En tout cas, si je crache le morceau, j’ai idée qu’il y aura de la démission en chaîne dans votre service.
Je lui biche une aile.
— Je vous demande jusqu’à demain pour trouver l’assassin. Si je n’y parviens pas, alors tartinez à bloc sur mon dos, ça joue ?
Il me regarde, surpris…
— C’est un petit délai…
— C’est celui que je m’accorde, vous pouvez bien en faire autant, non ?
— O.K.
On se serre la louche et je vais alpaguer à nouveau le tas de saindoux.
— Voilà une enveloppe bleue, lui dis-je. Elle doit approximativement correspondre à l’autre, non ?
— Exactement.
— Bon. Pouvez-vous y introduire un objet ayant la forme de ce que contenait la précédente ?
— Oh oui !..
Elle regarde autour d’elle, grave, tendue (ce qui est une simple image car tendue, cette honorable vache l’est déjà à craquer, au point qu’on se demande comment elle peut encore battre des paupières !).
Je la vois qui s’empare d’un morceau de carton, qui le plie en quatre, le glisse dans l’enveloppe…
— Oui, voilà, murmure-t-elle. C’était ça en plus lourd…
Je glisse mon trousseau de clés entre les lames de carton.
— Comme ça ?
— Parfait…
— Bon, maintenant un autre détail que j’ai omis de vous demander : l’adresse, elle était libellée comment ?
Elle se voile le regard un instant.
— À la main, fait-elle, avec des caractères majuscules…
Je griffonne sur une feuille le nom et le prénom de la morte en ajoutant, « Poste Restante, rue de la Trémoille, Paris ».
— Voulez-vous me recopier ça sur l’enveloppe, en essayant toujours d’imiter l’autre ?
— Parfaitement…
Elle tire une langue qui pourrait servir à autre chose qu’à coller des timbres et écrit les trois lignes demandées.
Lorsqu’elle a terminé, j’empoche la bafouille.
— Merci.
Pinuche, le bitos enfoncé jusqu’aux yeux, se prend pour La Fayette et cherche à épater la galerie. Il se croit presque sur la dunette d’un destroyer. Je l’entends bramer des directives sur le ton de « poussez les feux » ou « la barre à tribord ».
Je m’efface en souplesse pour rejoindre ma voiture.
CHAPITRE VI
JE N’EN FAIS QU’À MA TÊTE
La matinée est très avancée et il y a foule dans l’immense poste de la rue La Boétie. Le guicheton des lettres restantes est particulièrement assiégé. C’est plein de midinettes qui viennent relever le compteur avec des mines préoccupées. Il y a aussi de la femme adultère et quelques mirontons en délire. Tout ce populo est assoiffé de guimauve. Ces pauvres débris d’humanité ont besoin de leurs serments brûlants bihebdomadaires. Ça les aide à vivre. Ils sentent moins le poids de la solitude lorsqu’ils ont ligoté les vaches trémolos. Quelque part, un autre chat en chaleur leur envoie le bonjour de Popoff ! On pense à eux, ailleurs… Ils sont charriés dans la vie par une autre âme ! Bananes, va !