Выбрать главу

Il glisse lentement entre nos bras et se répand sur le carrelage. Une plaie béante couronne son crâne… Pinaud jette le goulot du siphon dans le bac à plonge.

Il rajuste sa cravate graisseuse et, de sa voix paisible, me dit :

— Je me rappelle, en 28, je me trouvais à Toulon pour l’affaire Ragondin…

Personne ne l’écoute et il continue de palabrer devant des verres vides.

Bérurier, accoudé à la caisse vitrée, retire son râtelier pour vérifier les dégâts… Il plume ses ratiches bidon de sur les gencives Michelin… Les canines surtout disent un bonsoir général. Elles s’échappent de son damier comme les grains de riz d’un sac crevé.

Le Gros fulmine à travers ses babines tuméfiées.

— Un appareil qu’on m’avait fait sur mesure ! larmoie-t-il, comme si les édentés avaient pour habitude de se pourvoir à Prisunic…

— T’inquiète pas, lui dis-je, ce sera considéré comme un accident du travail… Tu seras remboursé, Gros, espère un peu… Pour le moment remise tes chailles et aide-moi à porter monsieur dans la voiture…

— Où ce qu’on l’emmène ?

— Au bureau…

Quand il parle, maintenant, Béru, on dirait qu’il marche dans de la gadoue avec des bottes qui prennent l’eau. Le sang continue de pisser de son groin écrasé et de son étagère à mégots décollée… Il éponge le plus gros avec la pattemouille du loufiat.

Personne ne moufte plus dans l’estanco. C’est pas la première fois qu’on joue du Constantine dans le quartier.

Tout de même, une paire d’agents se pointent, mandés par l’une des petites souris qui a réussi à s’esbigner.

Ces deux messieurs décrochent aussi sec leur bâton de zan. Ma parole, ils continueraient les massages si je n’intervenais pas avec mes fafs. Leur attitude change et ce sont eux qui coltinent le bœuf dans ma charrette. Par mesure de sécurité, on lui passe les cabriolets grand sport et Pinuche s’assied à côté de lui. Béru et moi on se met devant.

Voilà le convoi parti !

L’arrivée à la Poultock’s House est marquée par l’éveil du Turc. Il paraît aussi joyce que le gars qui vient d’allumer sa cigarette avec le billet gagnant de la Loterie. Il voudrait commencer tout de suite le match revanche, heureusement les menottes l’entravent de très près. L’ami Béru qui a retrouvé une grande partie de ses moyens lui fait une bonne infusion de semelle à clous pour le calmer.

Nous véhiculons le Turc jusqu’à mon bureau dont Pinaud referme la porte avec gourmandise.

Bérurier pose son chapeau à la place qui lui convient le mieux, c’est-à-dire par terre, puis il en fait autant de sa veste. Il est d’un calme comme on n’en voit plus, même dans l’Olympe et aux Jeux olympiques !

Moi qui le connais, je peux vous assurer qu’un dénommé Padovani Joseph va comprendre sa douleur. Le Gros roule ses manches élimées. Puis il descend un peu la tirette de ses bretelles pour se donner plus d’aisance. Enfin, il dénoue sa cravate, la rentre dans son pantalon et va à son placard écluser un gorgeon de beaujolais.

Pendant ces préparatifs, Pinaud s’assied derrière un bureau après avoir poussé le gorille dans un fauteuil canné.

Pour ma part, je suis frémissant comme la pouliche qui va courir le trot attelé dans la grande nocturne de Vincennes.

Bérurier revient.

— Par quoi on commence ? s’informe-t-il d’un ton détaché.

Je m’assieds sur le bureau, face au Turc.

— Je suppose que ce salaud ne va pas parler tout de suite. M’est avis que tu devrais lui offrir les hors-d’œuvre pour l’inciter à se mettre à table !

Padovani a un rire insultant.

— Sans blague, vous me prenez pour une gonzesse, bande de…

Il énumère longuement les qualificatifs dont il nous juge dignes. Nous l’écoutons comme s’il nous donnait la recette du poulet chasseur ou du saucisson en brioche. Lorsqu’il en a terminé, après avoir vidé son imagination, Béru s’approche de lui. Padovani, malgré son entrave, se ramasse et fonce sur le Gros. Béru dérouille un coup d’épaule en pleine devanture et part ramasser des épingles de l’autre côté du bureau.

Je bondis sur le Turc et lui place un ramponneau dans le télésiège. Ça lui fait mal. Je le renverse alors dans son fauteuil et très adroitement, je l’y attache au moyen d’une sangle qui ne quitte jamais mon tiroir du bas.

Béru est d’un rouge apoplexie annonciateur de la grosse explosion.

Il revient au suif, l’œil globuleux… Son étiquette à demi arrachée fausse sa physionomie. Il ressemble à un lapin gras.

Il examine Padovani avec attention. Le king-kong lui molarde en pleine poire. Patient, le Gros efface la souillure. Soudain son visage s’illumine comme une messe de minuit. Il va fouiller dans son placard et y prend un pot de rillettes entamé. Il saisit le pâté à pleines mains et d’un geste terrible l’aplatit sur la figure du Corsico. M. Casse-tout prend des vapeurs ! Il est humilié jusque dans les recoins de son être… Bérurier toujours à la marade, étale les rillettes sur les joues de son tourmenteur… Il lui en farcit le nez, lui en obstrue les trompes d’Eustache, lui en colle dans les yeux…

— Tiens, mon petit, marmonne-t-il. Tu te dépenses trop : faut t’alimenter. Pinaud, va chercher la glace cassée accrochée à la porte du lavabo.

Il vient la présenter à Padovani comme un bon coiffeur après une taille de crins consciencieuse…

— Il est chouette, le caïd, rigolé-je. Le bricolez plus, on va lui tirer le portrait.

Je sonne l’assistant du labo.

— Prends ton flash et arrive, lui dis-je. C’est pour un portrait de famille.

J’ai eu une fameuse idée en agissant ainsi. Ces crânes de pierre sont plus vulnérables sur le plan psychologique que sur le plan physique. Le gorille se met à pousser une sale bouille.

— C’est malin ! rouscaille-t-il.

On ne le touche plus avant l’arrivée du photographe. Bertrand, le rouquin, a appris à ne s’étonner de rien. Ce costaud barbouillé de rillettes est pour lui un sujet qui en vaut un autre. Il règle son appareil et fait plusieurs flashes de M. Brise-Baraque.

— Tirage rapide, fais-je. C’est pour la dernière édition de France-Soir… Il me faut les épreuves dans quelques minutes !

— On va vous soigner ça, monsieur le commissaire.

Je joue avec ma lime à ongles.

— Mon gros Padovani, lui dis-je j’ai dans l’idée que le mitan va se gondoler pour pas cher lorsqu’il va voir ta poire dans le journal. Heureusement que tu vas passer pour meurtre sur la bascule à Charlot, sans quoi tu serais obligé de t’expatrier…

Il hausse les épaules, indécis. D’un ton qu’il veut incrédule, mais où perce une inquiétude, il murmure :

— Comme si les canards allaient s’amuser à passer cette connerie !

J’éclate de rire.

— Sans blague, tu n’as jamais vu leurs clichés de première page ? C’est une surenchère à l’image cocasse : le Prince Rainier dans « On purge Bébé » ; et Brigitte Bardot en train de se faire enlever les cors aux pieds sur un manège de chevaux de bois !

Je n’appuie pas davantage.

— Je te montrerai le journal. En attendant, tu pourrais me parler un peu de la tête coupée et de l’enveloppe explosive…

Ça aussi, ça le secoue.

Il fronce les sourcils et des miettes dégringolent autour de lui.

— Quoi ?

Il a l’air aussi innocent qu’un môme venant de bouffer cinq kilos de confitures.

J’allume une cigarette. Pinaud veut profiter de ma flamme et approche son mégot creux. Je flanque le feu à sa moustache.