— Débarbouille ce ballot, lui dis-je, il me donne mal au cœur !
— Je m’en charge, fait Béru.
Il va chercher un seau d’eau et le renverse sur la tête du Turc. Ensuite, armé d’un journal froissé, il lui enlève le masque de saindoux.
— Padovani, attaqué-je, lorsqu’il a repris — j’allais écrire : figure humaine — sa tête de tous les jours. Padovani, nous savons que tu as déposé cette tête d’homme dans le panier du tripier… Une fille appelée Marguerite Mathieu t’a vu… Elle est venue témoigner et, d’après le signalement qu’elle a fait de toi, nous avons compris que tu étais le mystérieux dépeceur… Seulement, nous n’avions pas de preuve… Nous avons alors essayé de te coincer en te tendant un piège. Tu es tombé dans le panneau… Pas de la façon que j’avais prévue, hélas ! pour la petite Marguerite que ta bombe à la noix a mise en miettes ! Mais tu t’es trahi avec cet envoi…
Il coupe :
— Marre ! Marre ! Vos salades c’est des attrape-nigauds, je suis pas preneur ! Vous êtes là à inventer des trucs tirés par les cheveux… Non mais… Je veux un avocat, moi ! Et tout de suite.
— En v’là un, dit Bérurier, en lui fendant une arcade sourcilière… Il est nommé d’office, mais c’est un bon.
Je vais dans le bureau voisin et j’appelle le service qui a arrêté la môme du Turc.
— Montez la tapineuse dans mon bureau, immédiatement.
— Bien, monsieur le commissaire.
À l’entrée de sa gagneuse, le Corsico pince les lèvres. Il ne s’attendait pas à ça. La fille n’en mène pas large. Elle évite soigneusement le regard du chambardeur. Elle pense à ce qui se passera si un jour ils se retrouvent face à face. Pour le coup il y aura de la bidoche en solde rue de Sèze !
Je vais à la fille.
— Vous reconnaissez avoir posté, à la demande de cet homme, une enveloppe bleue assez lourde, au bureau de poste rue La Boétie ? je lui demande avec un rien de solennité.
— Oui, chuchote-t-elle.
Je fais signe aux deux matuches qui la convoient.
Un profond silence succède à leur départ. Je regarde Padovani, il me regarde, assez désenchanté malgré ses airs supérieurs. Bertrand revient, tenant au bout de pinces métalliques deux épreuves ruisselantes.
Il les dépose sur mon buvard et attend mes réactions. Je zieute et un monumental fou rire me tortille la membrane.
— Pado ! il faut absolument que tu regardes ça…
Je pousse le buvard vers lui. Il hésite, puis, poussé par la curiosité, regarde. Son visage devient blême.
— C’est malin, rouscaille-t-il.
Je donne les épreuves au type du labo.
— O.K., tire-m’en un lot, c’est pour offrir !
Bertrand s’éclipse. Je décroche le bigophone et compose le fil de Laroute. La standardiste du journal gazouille « Allô ! ».
— France-Soir ? fais-je. Donnez-moi Laroute ! Pour le commissaire San-Antonio.
Un laps de temps très bref et je reconnais la voix de mon plumitif. Il doit encore masser les rondeurs d’une poulette car ça glousse près de lui.
— Ça marche, votre collection de boutons de jarretelles ? je demande.
Il éclate de rire :
— Du tonnerre, San-Antonio… J’étais sur une pièce rare quand vous avez sonné. Et votre enquête, elle marche aussi ?
— À petits pas. Venez faire un tour, j’aurai une nouvelle pour vous, et surtout une photo qui vaut la première page…
— J’arrive.
Satisfait, je raccroche.
— Voilà, dis-je au caïd, la situation se présente ainsi : ou bien tu parles, et je ne donne pas ce portrait de toi au journaliste… Ou bien tu la boucles et ce sera la fin de ton standing… Choisis…
Il hausse les épaules.
— C’est bon, je vais tout vous dire…
J’ai un soupir d’aise.
— J’ouïs !
Il grommelle :
— Enlevez-moi au moins cette vacherie de sangle, ça m’étouffe…
— Tu seras sage ?
— Avec ça aux poignets, je peux pas casser la cabane. Vous avez la trouille ?
Dans la vie, il faut savoir prendre des risques.
— La trouille ! Tu as de ces mots, Turc…
Je le désigne à Béru.
— Détache-le…
— D’accord, fait le Gros, seulement je le préviens : s’il remue un doigt, je lui démonte la ganache à coups de marteau !
L’autre sourit. Béru passe derrière le fauteuil et fait coulisser la boucle de fermeture.
— Ouf, soupire Padovani, ça fait du bien…
Il se dresse un peu, exécute quelques brefs mouvements d’assouplissement, puis il me sourit.
— J’ai jamais vu un poulet aussi con ! affirme-t-il.
Là-dessus, il bouscule Pinaud d’un croc-en-jambe et fonce vers la fenêtre ouverte.
Bérurier libère un juron. Mais nous n’avons pas eu le temps d’intervenir. Le Turc a plongé magnifiquement bille en tête.
Il ne reste plus que le rectangle de la fenêtre ouverte sur l’azur d’un ciel lavé.
Mentalement je compte : un… deux… trois… qu…
Un bruit. Le bruit ! Celui que font sur le bitume d’une cour cent kilos de viande tombant d’un troisième étage.
DEUXIÈME PARTIE
SOUS LE SIGNE DU LION
CHAPITRE IX
LA TÊTE FROIDE
Nous attendons au moins une minute avant de nous précipiter à la fenêtre.
En bas, près d’une bagnole radio, le corps du Turc gît, écrabouillé. Les chauffeurs de la cabane accourent. L’un d’eux lève la tête pour voir de quelle hauteur le bonhomme a joué à la torpille humaine.
— C’est vous qui l’avez balancé ? nous crie-t-il.
— Moralement, oui, grommelé-je.
Bérurier abaisse lentement ses manches de liquette.
— Parlez-moi d’une tante ! fulmine-t-il. Nous mouler en pleine conversation, comme ça, c’est d’un sans-gêne…
— Oui, souligne Pinuche en grattant du bout de l’ongle le coin de ses yeux chassieux. Je crois que nous nous y sommes mal pris…
— On aurait dû essayer de lui faire une piqûre de pain complet, fait le Gros.
— De pain complet ? m’étonné-je.
— Tu sais, pour faire jaser les pas-causants…
— Bougre d’inculte ! C’est de penthotal !
Il ramasse sa veste, l’enfile et hausse les épaules ce faisant.
— Faut toujours que tu joues sur les mots, San-A. T’es un puriste dans ton genre.
Pour le quart d’heure, le puriste les a moites ! À la queue leu leu, comme trois canards gagnant la mare, nous descendons visionner le cadavre.
Il n’est pas laubé, le Padovani. Il ressemble plus à la galette des rois qu’à un Turc de foire ! Sa frime a littéralement explosé et il est tout désarticulé. On pourrait le ramasser avec du papier buvard.
Pinuche, toujours consciencieux, s’agenouille près de lui et le fouille. Il extirpe des poches du mort : un portefeuille, un stylo en or, des cigarettes turques (coquetterie de ce gros lard), un briquet à gaz, un chronographe en or et un mouchoir de soie. Détail important, une énorme chevalière de platine, enrichie d’un diamant gros comme un haricot, est nouée à un coin du mouchoir.
Je m’en empare et l’essaie au mort, mais elle est beaucoup trop étroite pour ses doigts d’assommeur. M’est avis qu’il avait chouravé ça dans un fric-frac et qu’il attendait un peu avant de le brader…
Je m’empare du portefeuille et je retourne à mon burlingue.
Bien installé, un coup de whisky à portée de la main, je fais l’inventaire de la pochette en croco. Elle contient mille dollars en coupures de cent, un permis de conduire au nom de Padovani, cinq cent quarante francs français, une photo de la môme Marie-Jeanne la représentant en maillot de bain sur une plage, et un billet de la Loterie dont le tirage est imminent.