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Le biniou est posé sur une table en rotin, au fond du hall, Marie-Jeanne chope le combiné.

— J’écoute…

Elle fronce les sourcils, écoute en effet, puis me lance un regard d’intelligence.

— Oui, c’est moi… Si, il est là… On dit le contraire à cause des journaleux qui le font tartir… Attends, je l’appelle…

Elle pose l’écouteur et s’approche de moi.

— C’est Mémé le Grenoblois…

— Comment Padovani l’appelle-t-il ? Mémé ou bien le Grenoblois ?

— Il lui dit simplement Grenoblois…

— O.K.…

Vous dire que mon battant ne fatigue pas serait mentir. Je me racle la gorge et prends le bigophone. J’ai un solide talent d’imitateur, et l’accent de Padovani n’est pas duraille à contrefaire, pourtant je redoute de ne pas jouer mon rôle à la perfection.

— Allô ! fais-je, c’est toi, Grenoblois ?

Une voix de mêlé-cass qui, à l’Opéra, équivaudrait à une basse noble, éructe.

— Qu’est-ce que c’est ce bordel, Turc ?

— Un coup fourré. Y a un enfant de lopette qui a voulu me faire des misères… Heureusement que j’ai la blancheur Persil ! Ces messieurs m’ont presque fait des excuses…

L’autre ricane :

— C’est pourtant pas leur genre…

— T’as pas vu le circus au Bar des Aminches ?

— Non, mais j’ai su…

— Ils y sont allés un peu fort. Sans mandat, je te le fais remarquer…

Le Grenoblois pousse un juron très vilain.

Après quoi il dit en caractère gras ce qu’il pense de la flicaille. Mais ça, je le savais déjà et ça ne me surprend qu’à moitié.

Lorsqu’il a exprimé son opinion — laquelle n’engage que lui — il demande :

— Alors, qu’est-ce qu’on fait pour le client ?

La sonnerie d’alerte retentit au tréfonds de mon être.

Prudent, je murmure :

— Qu’en penses-tu ?

— On ne peut pas le laisser là-bas plus longtemps, c’est mauvais avec ces premières chaleurs…

— Tu parles !

— Qu’est-ce que tu proposes ?

Je crois que jamais une question ne m’a plus embarrassé.

— On pourrait aller le récupérer, hasardé-je, en me demandant si cette suggestion est logique par rapport à la vérité, que j’ignore.

— Oui, je crois, approuve le Grenoblois.

— Alors on y va ? insisté-je.

Il y a un silence et j’ai la pétoche d’avoir déraillé.

— Allô ! insisté-je.

Il toussote puis, de sa voix si basse qu’on est obligé de se mettre à plat ventre pour l’entendre :

— Tu en as de fumantes, Turc !

Ça y est ! J’ai débloqué… Misère ! que dois-je dire pour repêcher le coup ! Dieu que cette situation est périlleuse… Que le doute s’empare de mon interlocuteur invisible, qu’il raccroche et l’affaire est morte. Le chemin de la vérité ne tient qu’à ce fil téléphonique. Une mimique poussée de haut en bas sur l’interrupteur et c’en est fini de ma belle enquête…

— J’en ai de fumantes, j’en ai de fumantes ! grommelé-je. C’est à voir !

Voilà qui maintient le contact sans rien compromettre.

— Puisque c’est toi que le sort a désigné, reprend le Grenoblois, c’est donc à tézigue à terminer le boulot…

Ouf ! je commence à deviner…

— Si t’avais dégusté la dérouillée que ces cames m’ont flanquée, tu verrais p’t-être les choses autrement ! Le sort ! Le sort, tu me fais marrer, Grenoblois ! Je vois qu’une chose, moi : quand le barbu prend de la gîte, tout le monde se file à la manœuvre… C’est normal, merde !

Nouveau silence.

J’insiste, le sentant hésitant :

— Si tu veux me laisser quimper, dis-le carrément, pas la peine d’aller acheter des fleurs… Je m’arrangerai seulâbre !

— J’ai pas dit ça…

— Bon, alors si t’es d’accord pour me filer un coup de paluche, on prend rencart et on liquide cette affaire !

Il soupire.

— Ça va. C’est bien parce que t’es un type réglo, Turc… Parce qu’enfin, merdier ou pas merdier, le sort c’est le sort, non ? À quoi ça servirait alors de se faire une loterie ?

— Oui, je sais… T’es un frère, Grenoblois… Puisque c’est cornac, je suis prêt à te carmer une partie de mes dollars…

C’est l’argument qui lui va droit au coffre.

— Alors, comme ça, je suis ton homme, c’est plus pareil…

— Bon, rendez-vous à quelle heure ?

Il réfléchit. Pendant ce temps Marie-Jeanne, immobile, les traits tirés, le rimmel dégoulinant, me fixe intensément.

La vioque de la caisse s’est arrêtée de griffonner son opuscule, sentant qu’il se passe quelque chose d’important. Cet accent corse que je prends soudain ne lui dit rien qui vaille.

— Allô ! fait le Grenoblois.

— Ouais ?

— Il me semble qu’à dix heures ce serait mieux, y a moins de trèpe. On se trouve où ?

— Écoute, je te propose un plan de sécurité, après le coup de cet après-midi, c’est plus prudent.

— Lequel ?

— Rendez-vous à dix plombes place Saint-Augustin, à droite de l’église… Tu m’attendras dans ta charrette. Moi j’arriverai un peu après, je te ferai un appel de phares… Tu décolleras et je te filerai le train à distance en matant si je suis pas suivi, d’accord ?

— T’as peur qu’on te surveille.

— Non, mais vaut mieux faire gaffe…

— Bon, comme tu voudras, Turc… Allez, tchao !

Et il raccroche.

J’en fais autant, puis je m’assieds dans un fauteuil d’osier qui gémit sous mon poids.

Je croise les mains sur mon burlingue et j’examine la situation bien comme il faut.

Comme prévu, Padovani a des complices — au moins un, en tout cas. Ils ont accompli un sale coup. Puis ils ont tiré au sort pour savoir qui ferait disparaître le cadavre et le hasard a désigné le Turc.

Pour une raison que j’ignore, Padovani a dépecé leur victime…

Il a planqué la tronche là où nous l’avons trouvée… Mais le restant du mort est demeuré dans un endroit connu des autres (ou du moins du Grenoblois) et la décomposition risque de signaler sa présence… Oui, c’est bien cela… Par « le client », il parlait d’un défunt, sans quoi mon interlocuteur n’aurait pas dit « que c’était mauvais de le laisser là-bas avec ces chaleurs ».

Je décroche l’appareil. Presto je compose le numéro de la maison Lapoule… Le standardiste me branche sur mon service, mais personne ne répond. Je lui ordonne d’envoyer quelqu’un en face vérifier si Pinuche ou Bérurier ne sont pas en train de lichetrogner… Le préposé me demande de ne pas quitter…

Pendant qu’on part à la recherche du fameux tandem, Marie-Jeanne vient s’asseoir en face de moi.

— Monsieur le commissaire, balbutie-t-elle.

Je la regarde. Elle a l’air tellement triste qu’un vieux percepteur en pleurerait !

— Mais qu’est-ce que tu as, Gosse d’amour ?

— Un pressentiment, dit-elle.

— Un pressentiment ?

— Oui. Il me semble que le Turc est mort…

Du coup, ça me la cloue !

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Pendant que vous téléphoniez j’écoutais. Vous imitiez sa voix à la perfection… Et j’ai compris qu’il ne parlerait plus, plus jamais !.. Je ne sais pas comment vous expliquer.

Ce sens divinatoire me confond. Je vais pour protester, mais la voix de Béru graillonne dans l’écouteur :

— Oui, j’écoute.

— C’est toi, Gros ?

— En chair et en os…

— Et en graisse, tu oublies ! Bon, j’ai du nouveau… Ce soir, à dix heures un gars sera stationné à droite de l’église Saint-Augustin. J’ai rambour avec cégnace. Je dois lui faire un appel de phares… Puis lui filer le train… Toi, prends une carriole et poste-toi rue de la Pépinière… Lorsque tu me verras déhotter, suis-moi… Vu ?