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Bérurier se fait sévère.

— T’as des comparaisons désobligeantes, San-A.

Il examine la tête désignée et secoue la sienne.

— Elle n’a pas des cornes assez grosses.

— Exact, il ne lui manque que cela pour que la ressemblance avec toi soit parfaite !

— Qu’est-ce que tu sous-entends ?

Il me fait des clins d’yeux éperdus. Il sait bien que je suis au courant de son infortune, mais il ne veut pas qu’on ébruite la chose. Si Mme Bérurier l’apprenait, elle pourrait en concevoir un ressentiment dont souffrirait le Gros.

— C’était une boutade, dis-je, magnanime.

Il respire.

— Attends, fait-il, Grodu va nous en choisir une bath dans le panier. Une avec les yeux ouverts, c’est plus impressionnant…

On met le restaurateur au courant de ce projet et il ne le trouve pas particulièrement drôle. Il conçoit mal qu’on se serve d’une denrée somme toute alimentaire pour charrier un copain. Mais nous insistons et, en soupirant, le voilà qui se met à trifouiller dans la corbeille. Il chope les tronches de bovins par les cornes et nous les montre afin de nous permettre de fixer notre choix.

Nous passons en revue une demi-douzaine de ces répugnants trophées, nous appliquant à leur découvrir une ressemblance avec des amis communs, ce qui est moins difficile qu’on ne le suppose. Grodu va pour cramponner une septième tête de vache, mais son geste s’interrompt brusquement. Il demeure immobile au bord de la corbeille, se dandine un instant, puis il titube et s’écroule dans la fange sanguinolente.

— Nom de Dieu ! brame le Gros. V’là mon pote qui se répand !

On s’empresse. Le marchand d’abats, un gars courtaud et plus large que haut, nous aide à relever Grodu. On le coltine derrière le comptoir de pierre et on le fout sur une chaise dépaillée.

Le marchand pique sur un rayon un demi-litre de marc et introduit le goulot de la bouteille entre les chailles du restaurateur.

Ce dernier est blanc comme une nuit de Noël au Spitzberg.

— Il est cardiaque ? demandé-je à Béru.

— Lui ! Penses-tu ! C’est le Pont-Neuf !

— Le Pont-Neuf s’écroulera un jour, prophétisé-je.

On frappe dans les battoirs du copain… On lui octroie une seconde rasade de gnole… Et on surveille ses réactions. Lentement, sa vitrine se colore. Il pousse un soupir de jeune fille violée et ouvre ses stores.

— T’es allé à dame ! lui explique sans tergiverser Béru. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Au lieu de répondre, Grodu tend le bras en direction de la corbeille.

— Là ! fait-il.

On dirait qu’il vient de voir passer une soucoupe volante.

— Quoi, là ?

— Dans la corbeille ! Regardez !

Nous le moulons pour aller filer un coup de saveur à l’endroit recommandé. C’est le Gros Béru qui voit le premier « la chose ».

Il ne dit rien, ne tourne pas de l’œil à l’instar de son petit camarade, mais sa bouille crapoteuse verdit.

Je l’écarte d’un coup d’épaule.

D’accord, y a de quoi se déguiser en plat d’épinards, les gars !

Là, au milieu des têtes de vaches, de bœufs et de taureaux, il y en a une assez particulière : une tête de contribuable, tout simplement…

Je me crois le jouet d’une hallucination. Pourtant non… C’est bel et bien une tête humaine…

Je la désigne au marchand court sur pattes.

— Vous me mettrez celle-ci, lui dis-je. Et si ça ne vous ennuie pas, vous me ferez un paquet, parce que ça n’est pas pour manger tout de suite !

Il regarde, puis se précipite sur sa bouteille de marc.

CHAPITRE II

ON SE PAIE NOTRE TÊTE

Lorsqu’on a ranimé tous les défaillants, le flic de service est là qui se retient le bide à deux pognes au-dessus de la corbeille.

Puis, constatant que je suis le plus frais du groupe, il questionne d’une voix fléchissante :

— De quoi s’agit-il ?

— Vraisemblablement d’un crime, dis-je, car je doute que ce type (je montre la corbeille) se soit fait ça en se rasant.

La saillie (tout indiquée pourtant lorsqu’il est question de taureaux) ne fait rire personne.

J’attire le marchand de têtes à l’écart et je lui montre ma carte de matuche.

— Dites-moi, mon vieux, j’aimerais connaître votre version de l’affaire…

— Ma quoi ?

— Votre point de vue. Cette tête humaine n’est pas venue ici toute seule, hein ? Même en roulant, ça lui aurait été difficile !

Il est frisé, le tripier, ses biscotos sont plus larges que mon tour de taille et il y a dans ses yeux globuleux une incompréhension si totale que je ferme les miens pour éviter le vertige.

— Je ne vois pas comment ça a pu se produire, affirme-t-il.

— Où entreposez-vous ces charogneries ?

— Dans les chambres froides du sous-sol…

— Vous les laissez en tas comme ça dans les corbeilles ?

— Non, je les étale dans des bacs…

— Si bien que vous avez empli la corbeille ce matin ?

— Mais oui, il y a deux heures au plus… J’étais avec mon commis, il vous le dira.

— Bon, vous avez monté ce chargement ici, et après ?

— Après… Ben, on est allé chercher le reste… On fait plusieurs voyages, c’est forcé, avec toute cette camelote !

— Si bien qu’on a mis cette tête humaine avec les têtes de bétail ici ?

Ses gobilles se font la paire. Je tends la main pour les récupérer. Si dans un an et un jour il n’est pas venu les réclamer, elles seront la propriété de la banque des châsses.

— C’est forcé, admet-il. On l’aura placée pendant que j’étais pas là… C’est pas dur, vous savez… Ici c’est le va-et-vient, le gros vacarme… Personne ne fait attention à personne… Ça se bouscule, ça fonce…

M’est avis qu’il a à peu près tout bonni. Pendant que je l’interviewais, Béru a récupéré la tête du monsieur et l’a déposée sur un torchon, par terre.

Je ne sais pas si vous avez déjà reluqué une bouille humaine privée de la carcasse et des quatre membres qui la complètent, en tout cas je peux vous dire que c’est un spectacle plutôt affligeant.

Bérurier a mis ses instincts de pêcheur à part pour donner libre cours à la déformation professionnelle.

Il fait au tripier un geste précis pour lui enjoindre de s’approcher. Le pauvre gars obéit…

— Vous connaissez ce monsieur ? s’informe Bérurier.

Le commerçant examine la chose grise qu’on lui désigne. Il secoue la tête :

— Jamais vu !

La tête est celle d’un homme d’une quarantaine d’années autant que je puisse en juger. Son propriétaire avait un nez busqué, assez volumineux, une petite moustache poivre et sel et une abondante chevelure grise brillantinée. Au menton, j’aperçois comme une verrue pourvue d’un poil noir… Les lèvres sont retroussées sur des dents en parfait état ! Voilà qui va peut-être compliquer l’identification du mort. En général, les dentistes sont des auxiliaires précieux, dans ces cas-là.

Béru aboie dans le naze du tripier :

— Tu veux que je te fasse avouer, eh, face de rat ! Tu t’imagines qu’on va couper dans tes salades ? La vérité, je vais te la dire : c’est toi qui as décapité la tête de ce monsieur…

— Pléonasme ! fais-je sèchement.

Bérurier torche d’un revers de coude la morve que l’exaltation lui a mise au nez.

— Décapiter la tête est un pléonasme, insisté-je. Tu devrais potasser le vocabulaire au lieu d’aller à la pêche !