Il proteste du regard.
— Naturellement, poursuis-je, ce brave homme a coupé la cabèche à son propriétaire et il essayait de la brader pour augmenter ses bénéfices !
Le tripier se laisse tomber sur la chaise abandonnée par Grodu.
— Quelle histoire ! se lamente-t-il. Me faire ça à moi !
Là, il cherre un brin, le marchand de bas morcifs.
— Mettez une sourdine aux lamentations, vieux, conseillé-je. Je crois que c’est surtout à cézigue qu’on a fait une sale blague !
Messieurs les poulardins du commissariat voisin arrivent sur ces bonnes paroles avec une escouade d’archers. Ces derniers évacuent la foule à coups de pèlerines, comme il se doit. Le commissaire commence une enquête hâtive d’où il ressort que personne, dans le hall de la tripaille, n’a remarqué quoi que ce soit de suspect. Je retiens Béru par la manche, car le digne flic voudrait s’occuper de tout. Or cette plaisanterie n’est pas de notre ressort, comme dit un marchand de sommiers de mes amis. Dans la poulaillerie, vous le savez, tout est compartimenté. Il suffit que vous mettiez les nougats dans les plates-bandes du voisin pour qu’il fasse du rififi en haut lieu comme quoi on ne lui laisse pas ronger son os peinard.
Le commissaire qui procède aux premières constatations appartient au genre pète-sec. C’est le gars qui doit potasser à la chandelle les revues spécialisées et qui se prend pour l’homme qui remplace le caramel mou.
Il me laisse entendre que cette tête lui appartient, et que, tout crack que je suis, ce que j’ai de mieux à fiche c’est de me contenter du rôle subalterne de témoin.
Je rétorque à cette crème d’ahuri que ce tronçon d’homme ne m’intéresse pas et qu’il peut le bouffer en vinaigrette si ça lui dit.
J’ajoute que, si j’étais à sa place, je la ferais réduire, comme chez les Indiens Jivaros, ce qui lui fournirait un original dessus de cheminée.
Là-dessus on se casse, Grodu, Bérurier et votre petit San-Antonio joli, pour aller se refaire une santé chez le bistrot du coin.
Au quatrième godet, Béru est en pleine forme.
— Je boufferais bien quelque chose, avoue-t-il.
Le patron de la taule nous annonce qu’il a un pâté de tête étourdissant. Le gros en renverse son glass sur sa baveuse.
Comme on doit s’y attendre, l’histoire fait un gros tabac dans les canards ! Les journaux du soir tirent une spéciale avec manchette sur quatre colonnes et photo de la tête coupée à la une !
Installé peinardement chez moi, j’apprends de la plume des journalistes qu’on a fouillé toutes les Halles, chambres froides comprises, sans découvrir quoi que ce soit d’anormal. Cette bouille est tombée du ciel : aucune nouvelle du restant.
De l’avis général, il s’agit d’un crime de sadique. Le meurtrier a découpé sa victime en morceaux dont il se débarrassera de-ci, de-là. Il doit être du style : je sème à tout vent !
Il faut attendre la suite du cadavre comme dans les films à épisodes. Grâce à la bouille du zig, on va essayer de découvrir son identité. C’est pourquoi elle s’étale en première page des journaux.
Il faut attendre.
Rien de neuf le lendemain. Le médecin légiste et les experts qui ont examiné la tête ont reconstitué le signalement suivant :
SEXE : Masculin.
AGE : Quarante-cinq ans (environ).
TAILLE : Un mètre soixante-dix (environ).
DENTURE : En parfait état. À signaler vieux plombage à une prémolaire droite !
CHEVELURE : Bien entretenue, probablement par un grand coiffeur.
YEUX : Gris acier.
SIGNES PARTICULIERS : Petites cicatrices aux tempes, aux ailes du nez et aux commissures des lèvres.
APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES : Il est à peu près certain que la décollation n’a pas été la cause du décès. Celle-ci est survenue bien après. La victime, à en juger à sa morphologie, pourrait être de race anglo-saxonne. Elle fumait du tabac blond de marque turque (particules trouvées entre les dents).
La séparation de la tête a été opérée avec un couteau bien affûté par quelqu’un n’ayant aucune notion d’anatomie.
Et voilà le turbin. Avec ça, messieurs les perdreaux doivent se débrouiller !
Si ces renseignements emplissent la grande presse, par contre, dans les canards humoristiques, le gars Béru et moi-même sommes choisis comme têtes… de Turcs !
On nous représente, déguisés en bovins ou bien en sans-culottes en train de brandir la bouille d’un décapité.
Le Vieux, à la manufacture de chaussettes à clous, est dans tous ses états. Il nous fait appeler à tout moment pour nous dire que nous n’avions pas besoin de nous signaler à l’attention du grand public d’une façon aussi tapageuse. J’ai beau lui objecter que cette histoire est nettement indépendante de notre volonté, il me coupe la parole avec violence.
Le matin du troisième jour, on n’a toujours rien découvert au sujet du décapité. La presse continue de se foutre de notre bougie tant que ça peut. Je ronge mon frein, ce qui est mauvais pour les nerfs… La pile Zoé est du point de vue énergie une peau de banane, à côté de moi. La hargne du Vieux m’est intolérable. Cette espèce de chevelu-à-rebours est « chauvin », si je puis me permettre une telle expression pour qualifier un monsieur qui a autant de cheveux sur le crâne que sous la plante des pieds. Il en veut à ses proches de tout ce qui ne tourne pas rond !
Bientôt ce sera ma faute si la France n’a pas gagné la guerre de 70 !
Donc, ce troisième jour, le téléphone intérieur zonzonne dans mon burlingue. Je suis en train d’étudier un dossier relatif à une affaire de poste clandestin construit par deux bricoleurs. Je décroche et la voix acide du Boss crachote :
— Montez immédiatement avec Bérurier !
Je me lève et vais ramasser le Gros dans la pièce voisine. Armé d’une règle, il explique à Pinaud comment il s’y est pris pour rater une brème d’au moins cent grammes, la veille.
— Le Vieux nous attend, dis-je. Il va y avoir nouvelle séance de ramonage, je sens ça. Il m’a paru aussi aimable qu’une ménagerie affamée…
En soupirant, Béru jette sa règle sur le bureau, réussissant ainsi à renverser son encrier sur le futal de Pinaud qui pousse des cris d’orfèvre. Nous nous dirigeons vers l’ascenseur hydraulique. Il met dix minutes par étage, mais pour aller où nous allons, plus ce sera long, mieux ça vaudra…
— Il commence à me faire tartir, l’Homme chauve ! décrète Bérurier en s’administrant néanmoins un coup de peigne. Je vais lui dire deux mots, tu vas voir.
Il essuie son peigne édenté à sa cravate lie-de-vin, souffle les pellicules qui ont chuté en neige sur ses revers et remise son mégot allumé dans la poche supérieure de sa veste, derrière les quatorze stylos à bille multicolores qui ornent son devant.
Pas content, vaguement inquiet aussi, je frappe à la lourde.
— Entrez !
Comme toujours dans les cas graves, le patron se tient adossé au radiateur. Son crâne ivoirin brille, son regard froid également.
— Salut, chef !
Il ne répond rien. D’un geste adroit, il cueille un journal déployé sur son bureau. Il s’assure que nous sommes tout ouïe et ligote :
« D’ordinaire, la police prétend devoir ses échecs au fait que les premiers témoins brouillent les pistes. Lorsque ces premiers témoins sont des policiers, cet argument n’est-il pas insoutenable ? »
Il jette le journal à nos pieds et je constate qu’il a souligné le passage en question au crayon bleu.
Il attend dix secondes et, de sa voix glacée, demande :
— Alors ?
Béru hausse les épaules.
— Ce que les journalistes sont vaches, tout de même !
— Ah ! ne parlez plus de vache ! tonne le Vieux. J’en ai assez entendu parler, ces derniers jours…