Elle tire un bout de langue rose, qui me laisse rêveur et calligraphie laborieuse en répétant :
— Mon… sieur… le…
Elle s’interrompt.
— Le quoi ?
— Le Rédacteur en chef !
— C’est son nom ?
— Mais non ! C’est sa fonction… Il dirige la rédaction du journal…
— Duquel ?
Je réfléchis.
— On va adresser ça à France-Soir !
Marguerite se lève.
— Alors, attendez, je vais aller acheter un plus beau papier !
Elle commence à me faire tartir, la gosse ! C’est l’inintelligence Service, cette fille-là !
— Pas la peine, celui-ci convient magnifiquement.
— Oh ! bon…
Elle poursuit d’une écriture plus pointue, parce que agacée. Je reprends ma dictée sous les regards attentifs de mes acolytes.
— Je me trouvais aux Halles dans la nuit du 30 au 31 mars dernier…
La serveuse écrit, puis, une fois encore, s’arrête.
— C’est pas vrai, je ne m’y trouvais pas… Je suis jamais été aux Halles, d’abord !
— Ne vous occupez pas de ça, mon petit, et continuez !
— Ce que j’en dis… Je voudrais tout de même savoir à quoi ça rime ! protesta-t-elle.
— Vous avez confiance en moi, oui ?
Ses yeux retrouvent leur velouté.
— Bien sûr.
— Alors faites-moi confiance. En ce moment, vous aidez la police !
Et je poursuis, décidé à ne plus tolérer la moindre interruption :
— … J’ai vu le quelqu’un qui a mis ce que vous savez dans la corbeille au tripier !
Par un effort de mimétisme, j’arrive à piger le style de la rouquine. Ravi par mon « à la manière de », j’enchaîne :
— Je ri en ai pas causé à la police vu que j’aime pas beaucoup les flics…
— Oh ! proteste la fille.
Je lui refoule ses protestations d’attachement dans le gosier :
— Allez, allez, écrivez… et que j’ai pas de raisons de les aider dans leur travail. Mais si vous me donniez un petit quelque chose raisonnable, je vous dirais tout à vous.
Elle fait fissa pour suivre.
— À la ligne !
— Je dois l’écrire ?
— Mais non. Point à la ligne…
— Ah bon !
— … Au cas où mon offre vous intéresserait…
Bérurier, qui suit la rédaction de la missive par dessus l’épaule de la fille, croit opportun d’intervenir.
— Deux « r » à intéresser ! affirme-t-il.
La souris me regarde.
— N’écoutez pas cette enflure, ma chérie… Il a appris l’orthographe en conduisant un tracteur agricole !
Vexé, Béru, déclare :
— Comme vous voudrez, en tout cas moi j’en mets toujours deux.
Je règle l’incident par un haussement d’épaules bien senti.
— … faites-le-moi savoir par une note dans votre journal. Je donnerai alors rendez-vous à votre rédacteur qui m’amènera le fric.
Elle achève d’écrire.
— On signe ?
J’hésite.
— Vous vous appelez comment ?
— Marguerite Mathieu !
— Alors signez Marguerite M…, simplement !
— Voilà.
— Merci. L’enveloppe, maintenant. Monsieur le Rédacteur en chef de France-Soir, Paris…
Le taulier s’impatiente.
— C’est fini, les tartines, ouais ? aboie-t-il. Vous la prenez pour la marquise de Sévigné, ma serveuse, ou quoi ?
— Vaquez à vos occupations, mon enfant, conseillé-je en lui glissant un solide pourliche.
Je la retiens par la manette.
— Eh, dites, à quelle heure vous finissez de subir la férule de ce négrier ?
— À quatre heures !
— O.K.… Je vous attendrai en face au volant de ma voiture, gi ?
Elle bat des paupières, ravie.
Le mastroquet s’avance, la bonbonne en avant.
— C’est moi que vous traitez de négrier ? s’informe-t-il d’une voix pâle.
Sa trogne bouffie a la blancheur Persil. Il met ses poings sur les hanches parce qu’il a vu faire ça dans son pays aux acteurs des tournées Machinchouette !
— Probablement, acquiescé-je. Y a pas d’autres marchands d’esclaves dans cette turne, si ?
— Je supporterai pas qu’un salaud de poulet vienne m’injurer chez moi ! hurle-t-il. J’en ai class de cette promiscuité ! J’aimerais mieux recevoir des clodos que des perdreaux !
Je lui fais sauter la boucle de sa ceinture d’un geste rapide. Il cramponne son falzar d’extrême justesse.
— Et ça me déculotterait ! glapit le digne marchand de liquides.
Je me lève et glisse la lettre de Marguerite dans ma poche.
— Râle pas ou je t’envoie le service des fraudes.
Il prend le parti de rire.
— Je voudrais voir ça !
— Ça peut venir !
Pinuche tapote ma poche.
— Qu’est-ce que tu as dans l’idée avec ça, San-A. ?
Le sais-je exactement ?
— On va essayer de constituer un abcès de fixation à l’affaire… Ça donnera ce que ça donnera…
— Quelle consigne, pour moi ? demande Bérurier.
— Tu paies les consommations, et tu vas à la pêche jusqu’à nouvel ordre !
Je les quitte et vais confier la lettre à un planton en lui recommandant d’aller la poster par pneumatique. C’est un peu la bouteille à la mer, malgré la célérité de sa distribution.
Je vais m’enfermer dans mon bureau et j’appelle, au quai, mon éminent collègue, le commissaire Tranouque, chargé de l’affaire.
— Ici San-Antonio, dit Tête de…
Il se marre.
— Dites, vieux, France-Soir va recevoir une lettre tantôt dont on vous parlera sûrement. N’y attachez pas d’importance. C’est une blague qu’on fait aux journaleux. Depuis le temps qu’ils nous prennent pour des têtes de Turcs…
— D’accord, promet Tranouque.
Je lui file quelques perfides paroles d’encouragement et je raccroche. M’est avis que ma tentative est vouée à l’échec. Je commence vraiment par la solution désespérée, mais enfin, l’essentiel n’est-il pas de faire quelque chose ?
Je regagne mon pavillon en ruminant des trucs nostalgiques qui me donnent envie d’aller voir sur une plage de la Côte si j’y suis !
CHAPITRE IV
TÊTE-À-TÊTE
Félicie a préparé du bœuf en daube et je m’en flanque jusqu’aux oreilles incluses. Après quoi, je m’offre une petite sieste du genre constrictor, en recommandant à ma brave femme de mère de m’éveiller à trois heures tapant, ce qu’elle fait.
Voilà la vie bien comprise, direz-vous. Là, je me déclare cent pour cent d’accord, bien que je vous tienne tous pour une bande d’éclopés du cervelet.
Je vous parie une salle de séjour contre un séjour à Charenton que les prochaines heures seront difficiles à gober. Votre San-Antonio bien-aimé est à bout de nerfs ; or vous savez que lorsque je suis branché sur la haute tension, il faut que ça pète ou que ça dise pourquoi !
Je revêts une chemise italienne rose saumon, un costar gris perlouse. Je noue une cravate rayée gris et rose, et me voici déguisé en Beau-Gosse.
J’embrasse m’man qui me demande si je rentre dîner, je réponds évasivement et je me trotte au rancart de ma sirène des bars-tabacs. Comme j’ai eu l’honneur de vous le bonnir, voilà plusieurs jours que je n’ai pas couru le guilledou et je me sens en pleine bourre pour jouer « Le Retour de Casanova ». Vous direz que j’ai un faible pour les amours ancillaires, à quoi je vous répondrai que ce sont celles qui conviennent le mieux à un homme soucieux de sa liberté.