— N’est-ce pas ! exulte Bleau. Eh ben, moi, je ferais encore mieux !..
— Vas-y !
— Voilà ce que j’aurais écrit : « Caroll restitue arg. C°C.D. — Zelma. »
— Bravo, tu es un génial !
Bleau se penche sur moi.
— Nous assistons à une évolution du langage, annonce-t-il, présentement nous en sommes à l’abréviatif ; demain ce sera l’onomatopée pure et simple ! Il s’agit seulement de ne pas se laisser distancer.
— C’est vrai, dis-je. L’avenir est au silence ! Si j’étais quelqu’un dans le cinéma, je me dépêcherais d’inventer le cinéma muet ! Il y a une fortune à gagner là-dedans !
Nous poussons une dernière porte et je me trouve face à face avec un gars en manches de chemise qui réussit simultanément à boire un demi, peloter une secrétaire, téléphoner à sa femme pour dire qu’il ne rentrera pas et lire le dernier numéro de Paris-Match.
Notre venue ne le trouble pas outre mesure et il met un bout de temps avant de s’arracher à ses multiples occupations.
Lorsqu’il a repoussé Match, raccroché le téléphone, vidé sa bouteille et retiré sa main de sous les jupes de la môme, il tourne vers nous un visage cordial.
— Tiens ! fait-il, l’illustre commissaire San-Antonio !
Il me tend la main.
— Vous me connaissez ? fais-je, surpris.
— Qui ne vous connaît pas dans la presse ?
Il se tourne vers Bleau.
— Modeste, avec ça ! Hein… Vous n’avez pas lu notre dernière, commissaire ? J’ai du nouveau.
— Je sais, c’est même à ce sujet que je viens vous trouver…
— Allô ! j’écoute…
Il croise ses mains sur son ventre et met ses pieds sur le bureau, à l’américaine.
— Cette lettre est de mon cru, lui dis-je en tapotant la première page du baveux.
Il pousse une gueule qui terrifierait l’administrateur du Grand-Guignol en personne !
— Hein ?
— Oui… j’ai besoin de votre concours pour obtenir un résultat. C’est du goudron, cette affaire, on est obligé d’apporter sa loupiote !
— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu avant ?
— Parce que vous auriez pu refuser… Et puis, si vous aviez marché dans la combine, jamais votre papier n’aurait eu ce ton naturel, cette conviction…
Il se remet de son émotion.
— Vous êtes un petit malin, San-Antonio.
— Je suis un pauvre cornichon qui ne sait plus à quel saint se vouer, voilà tout !
Il congédie la secrétaire de la main qui lui servait naguère à la faire vibrer.
Bleau se dit du même coup qu’il est de trop forte personnalité.
Laroute rejette en arrière son opulente chevelure noire. Comme à cet instant le téléphone vibre, il décroche, s’assure que ça n’est pas M. Lazareff et conseille à son interlocuteur d’ouvrir en grand le robinet de gaz pour ne plus troubler la paix de ses concitoyens.
Ensuite il engueule la standardiste parce qu’elle devrait savoir qu’il est parti du journal depuis plus d’une heure.
— Nous allons peut-être pouvoir parler, dit-il. Je vous écoute.
Moi, bonne pomme, je lui déballe carrément la vérité. Je lui dis tout : la mission officieuse dont le Vieux vient de me charger, le néant dans lequel nous nous débattons, et l’abcès de fixation que je tente de constituer en alertant l’assassin.
— En somme, dit-il, vous voulez faire croire à celui-ci qu’il existe un témoin. Vous espérez qu’il réussira de neutraliser cette fictive Marguerite ?
— Y a de ça, oui !
— Et vous voulez que je fasse quoi, au juste ?
— Que vous publiiez un article demain dans lequel vous direz que Marguerite vous demande une somme de cent mille francs pour parler. Elle exige que la moitié des billets constituant cette somme lui soit adressée poste restante, rue de la Trémoille… Sitôt cet acompte reçu, elle vous fixera rendez-vous pour vous faire les révélations en question…
Il hoche la tête.
— Oui, je vois…
Il m’observe un instant, de ses yeux gouailleurs.
— Je me demande pourquoi vous venez me dire ça alors que vous avez monté le coup en douceur…
— J’ai pensé à vous faire téléphoner par une voix de femme, mais j’ai eu peur que, pour une fois, vous ne soyez discret… Vous auriez pu taire ces transactions pour votre public. Or ce qui m’intéresse, c’est précisément qu’elles soient largement divulguées…
— Et vous ne craignez pas que vos collègues n’interviennent ?
— Non : je leur ai dit que c’était une blague. Ils ne remueront pas un cil ! Laroute, vous tenez certainement le sort de l’affaire à la pointe de votre stylo. Si vous m’aidez, vous aurez droit à de la bonne matière première, croyez-moi.
Je le sonde d’un regard inquiet.
— Naturellement, je vais vous aider, San-Antonio. Je pensais seulement que vous possédez un culot phénoménal…
Je me dresse :
— Je sais, ça vient des suites d’une rougeole mal soignée…
— On va écluser un pot ?
Ils ont la pépie, dans la presse.
— Pas maintenant, j’ai quelqu’un qui m’attend dans ma bagnole.
« Alors, je peux compter sur vous ? »
— C’est juré, topez là !
Les cinq doigts qui lui servent à dégrafer le soutien-gorge des dames s’agitent au-dessus du burlingue. Je lui serre la botte et je me trisse. Non sans avoir délicatement subtilisé une enveloppe à entête du baveux.
La môme Marguerite commence à la trouver saumâtre. Elle est aux prises avec un pandore qui ne réagit pas à ses œillades et suce la mine de son crayon pour noter le numéro de ma guindé.
J’interviens à temps, mes fafs à la main. L’autre, un Méridional taciturne (ce sont les plus mauvais), rengaine sa panoplie d’enquiquineur rétribué sans proférer un mot.
— Vous arrivez à temps, gazouille ma distributrice de boissons fermentées, un peu plus, malgré tous mes efforts…
Et de sous-entendre fortement que ceux-ci ne furent pas négligeables.
— Nous allons chez moi, maintenant ? s’impatiente-t-elle en voyant qu’au lieu de décarrer je sors un stylo de ma fouille.
— Un instant, mignonnette.
Je calligraphie son blaze sur l’enveloppe, en mettant en guise d’adresse Poste Restante, rue de la Trémoille. Puis je glisse dans la pochette de papier une feuille de journal déchirée en seize. Je fous deux timbres et je glisse la missive, sans descendre de l’auto, dans une borne postale.
— Voilà… Où habitez-vous, mon cœur ?
— Rue de Lancry.
— Alors nous sommes dans la bonne direction…
Je continue jusqu’à la République, je tourne autour de la statue de la femme géante, et je vais me poser devant la porte de son immeuble.
— Vous habitez toute seule ? questionné-je innocemment.
— Chez une copine qu’est du même bled que moi. Mais elle est en convalescence chez ses parents…
— O.K…
Ça se trouve naturellement au cinquième. Et les architectes qui ont bâti cet immeuble ne se doutaient pas qu’on inventerait l’ascenseur. L’appartement se compose de deux petites piaules grandes comme des cabines téléphoniques, avec un placard appelé cuisine.
— Installez-vous !
Je ne sais pas ce qu’elle entend par là. À tout hasard, je dépose mon imper sur une chaise et m’assieds sur le divan. La môme, histoire de justifier l’objet de la visite, extirpe d’un meuble un flacon douteux dans lequel subsistent plusieurs centilitres d’un liquide qui l’est bien davantage.
Quand elle verse ce truc-là dans un verre, je me demande, non sans une légitime inquiétude, si elle sert un apéro ou procède à une analyse d’urine. Pourtant je goûte ; téméraire en diable, votre San-Antonio joli ! On ne peut pas dire que ce soit mauvais, mais on ne peut pas prétendre non plus que ce soit bon.