Près de lui, Bompensiero chuchota : Dans les deux années qui s’écoulent entre le décollage et la sortie, les androïdes atteignent leur pleine maturité physique – processus qui exige treize ou quinze ans chez les humains. C’est encore une des modifications génétiques introduites par votre père dans l’intérêt de l’économie. Ici, nous ne produisons pas d’enfants androïdes.
Manuel dit : Il me semble avoir entendu dire qu’il existe une production de bébés androïdes, à l’intention des femmes qui ne peuvent pas…
— Je vous en prie, dit Bompensiero d’une voix tranchante. Nous ne discutons pas… Il s’interrompit, comme se souvenant de l’identité de la personne qu’il venait de réprimander, et continua d’un ton plus modéré : Je ne sais pratiquement rien de ce que vous mentionnez. Nous n’avons rien de semblable dans cette usine.
Des gammas soulevaient les douze androïdes nouveau-nés et les portaient vers des machines béantes, mi-fauteuils roulants, mi-armures. Les mâles étaient sveltes et musclés, les femmes minces, avec des poitrines hautes. Mais leur absence d’esprit avait quelque chose de hideux. Totalement passifs, parfaitement dépourvus d’âme, les androïdes nus et humides ne réagissaient absolument pas tandis qu’on les enfermait un par un dans ces réceptacles métalliques. Seuls leurs visages restaient visibles, qui regardaient par les visières transparentes, complètement dénués de toute expression.
Bompensiero expliqua :
— Ils ne peuvent pas encore se servir de leurs muscles. Ils ne savent pas se lever, marcher ; ils ne savent rien faire. Ces appareils d’entraînement vont stimuler leur développement musculaire. Au bout d’un mois passé dans l’une de ces machines, ils peuvent se débrouiller, au point de vue physique. Maintenant, si nous retournions à notre voiture…
— Ces androïdes que nous venons de voir, dit Manuel, c’étaient des gammas, bien entendu ?
— Des alphas.
Manuel fut stupéfait.
— Mais ils semblaient tellement… tellement… (sa voix flancha) tellement idiots !
— Ils viennent de naître, dit Bompensiero. Devraient-ils être capables de programmer des ordinateurs dès leur sortie de la nursery ?
Ils retournèrent à la voiture.
Lilith !
Manuel vit de jeunes androïdes faire leurs premiers pas mal assurés, tomber, rire, se relever et mieux réussir la seconde fois. Il visita une classe où l’on enseignait le contrôle des intestins. Il vit des bêtas endormis recevoir leurs premières empreintes caractérielles : on gravait une âme dans chaque cerveau vierge. Il mit un casque et écouta une bande linguistique. L’éducation d’un androïde, lui dit-on, durait un an pour un gamma, deux pour un bêta, quatre pour un alpha. Ainsi, six ans étaient le maximum, de la conception à la maturité d’adulte. Il n’avait jamais bien réalisé la rapidité du processus, avant. D’une certaine façon, ses nouvelles connaissances lui firent paraître les androïdes bien moins humains qu’avant. Suave, autoritaire, impérieux, Thor Watchman devait avoir dans les neuf ou dix ans, réalisa Manuel. Et la ravissante Lilith Meson avait… quel âge ? Sept ans ? Huit ans ?
Manuel ressentit soudain le besoin impérieux de quitter cet endroit.
— Nous avons un groupe de bêtas prêts à quitter l’usine, dit Bompensiero. Ils passent aujourd’hui les dernières vérifications, avec des tests de précision linguistique, de coordination des mouvements, des réflexes moteurs, d’adaptation métabolique, et autres. Peut-être aimeriez-vous les inspecter vous-même et personnellement…
— Non, dit Manuel. Cette visite a été fascinante. Mais je vous ai déjà fait perdre trop de temps. De plus, je suis attendu ailleurs, et je dois…
Bompensiero n’eut pas l’air fâché d’être débarrassé de lui.
— Comme vous voudrez, dit-il obligeamment. Mais bien entendu, nous restons à votre entière disposition si vous désirez revenir, et…
— Où sont les cabines de transmat, s’il vous plaît ?
2241, Stockholm. Dans le bond qui le remporta vers l’ouest et l’Europe, Manuel perdit le reste de la journée. Un soir sombre et glacé était tombé sur cette partie de la planète ; les étoiles étaient dures et nettes dans le ciel, et un vent chargé de neige agitait les eaux de Mâlaren. Pour supprimer toute possibilité d’être découvert, il était parti d’une cabine de transmat publique et était arrivé dans le hall du vieil et magnifique Grand Hôtel. Maintenant, frissonnant, il allait à pied, dans le soir automnal, vers une autre cabine, près de la masse grise et trapue de l’Opéra Royal ; il posa le pouce sur la plaque de règlement et acheta un saut jusqu’à la rive baltique de Stockholm, émergeant dans le vénérable district résidentiel d’Ostermalm. Maintenant, c’était le quartier androïde. Il descendit vivement Birger Jarlsgaten et arriva à l’immeuble où vivait Lilith, qui, au XIXe siècle, avait été splendide. S’arrêtant avant de sortir, il inspecta soigneusement la rue, vit qu’elle était vide et s’engouffra dans l’immeuble.
Dans le hall, un robot le sonda et lui demanda ce qu’il voulait d’une voix plate et croassante.
— Je vais voir Lilith Meson, alpha, dit Manuel.
Le robot n’éleva aucune objection. Manuel pouvait monter à l’appartement par l’ascenseur ou par l’escalier. Il prit l’escalier. Des relents de moisi et des ombres dansantes le suivirent jusqu’au cinquième.
Lilith l’accueillit à la porte dans une longue robe somptueuse de lumière ultraviolette. Comme ce n’était rien de plus qu’un film monomoléculaire, elle ne dissimulait aucun contour de son corps. Elle s’avança d’un mouvement fluide, bras tendus, lèvres entrouvertes, poitrine haletante, murmurant son nom. Il la prit dans ses bras.
Il la vit, parcelle de chair flottant dans une cuve.
Il la vit, masse de nucléotides en voie de division cellulaire.
Il la vit, nue et mouillée, les yeux vides, sortant en titubant du coffre-nursery.
Il la vit, chose fabriquée par les humains.
Objet. Objet. Objet. Objet. Objet. Objet.
Lilith.
Il la connaissait depuis cinq mois. Ils étaient amants depuis trois. Thor Watchman les avait présentés. C’était une employée de Krug.
Elle pressa étroitement son corps contre le sien. Il leva la main et la posa en coupe sur un de ses seins. Il était tiède, vivant, réel sous la robe monomoléculaire, et, comme il le pressait du doigt, le mamelon se durcit et se dressa d’excitation. Réel. Réel.
Objet.
Il l’embrassa. Glissa sa langue entre ses lèvres. Il sentit le goût des produits chimiques. Adénine, guanine, cytosine, uracil. Il sentit l’odeur des cuves. Objet. Objet. Bel objet. Objet en forme de femme. Bien nommé. Lilith. Objet.
Elle s’écarta de lui et dit :
— Tu es allé à l’usine ?
— Oui.
— Et tu en as appris plus que tu n’aurais voulu sur les androïdes.
— Non, Lilith.
— Maintenant, tu me vois avec des yeux différents. Tu ne peux pas t’empêcher de penser à ce que je suis réellement.
— C’est absolument faux, dit Manuel. Je t’aime, Lilith. Ce que tu es, ce n’est pas nouveau pour moi. Et ça ne fait absolument aucune différence. Je t’aime. Je t’aime.
— Veux-tu prendre un verre ? ajouta-t-elle. Une herbe ? Un flotteur ? Tu as l’air vanné.
— Rien, dit-il. La journée a été longue. Je n’ai pas encore mangé depuis ce matin, et ça fait quarante heures que je n’arrête pas. Reposons-nous, c’est tout. Rien.
Il détacha ses vêtements et elle l’aida à les ôter. Puis elle pivota devant un appareil Doppler ; il y eut un son bref, et la robe disparut. Sa peau était rouge clair, sauf ses mamelons brun sombre. Elle avait des seins épanouis, la taille mince, et ses hanches s’arrondissaient dans une impossible promesse de fertilité. Sa beauté était inhumainement parfaite. Manuel combattit la sécheresse de sa gorge.