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— Mais tu viens d’arriver !

— Je suis désolé. Vraiment.

— Tu es arrivé en retard. Nous avons perdu une demi-heure avec cette discussion stupide. Reste encore une heure, Manuel !

— J’ai une femme qui m’attend en Californie, dit-il. De temps en temps, je suis obligé, moi aussi, de me soumettre aux contingences.

— Quand te reverrai-je ?

— Bientôt. Bientôt.

— Après-demain ?

— Je ne crois pas. Mais bientôt. Je t’appellerai avant. Il se glissa dans ses vêtements. Les paroles de Lilith résonnaient dans sa tête. Tu n’es pas comme les autres, Manuel… Tu ne divises pas le monde en humains et en androïdes. Était-ce vrai ? Était-il possible que ce fut vrai ? Il lui avait menti ; il grouillait de préjugés, et sa visite à Duluth avait ouvert une boîte de poisons dans son esprit. Mais peut-être pourrait-il transcender ces réactions par un acte de volonté. Il se demanda s’il avait enfin trouvé sa vocation, ce soir. Que dirait-on si le fils de Siméon Krug embrassait la cause contestée de l’égalité des androïdes ? Manuel le claqueur, l’oisif, le play-boy, transformé en Manuel le croisé ? Il retourna cette idée dans sa tête. Peut-être. Peut-être. Elle lui offrait une occasion séduisante de se débarrasser des stigmates de la frivolité. Une cause à défendre, une cause, une cause ! Une cause enfin ! Peut-être. Lilith le raccompagna à la porte ils s’embrassèrent. Il caressa son corps svelte en fermant les yeux. À sa grande détresse, la salle des cuves surgit derrière ses paupières, et Nolan Bompensiero se mit à caracoler dans sa tête, lui expliquant pieusement comment on apprenait aux androïdes nouveau-nés à contrôler leur sphincter anal. Il s’écarta de Lilith, douloureux. Bientôt, dit-il. Je t’appellerai. Il partit.

1644, Californie. Il sortit de la cabine de transmat directement dans l’atrium dallé d’ardoises de sa maison. Le soleil commençait à descendre au-dessus du Pacifique. Trois de ses androïdes vinrent à sa rencontre, portant des vêtements de rechange, une tablette rafraîchissante, un journal. Où est Mrs. Krug ? demanda-t-il.

— Sur la plage, lui dit un valet bêta.

Manuel se changea rapidement, prit la tablette rafraîchissante, et alla sur la plage. Clissa était cent mètres plus loin, barbotant dans les vagues ; trois échassiers décrivaient des cercles autour d’elle, et elle les appelait, riant et battant des mains. Elle ne l’avait pas encore remarqué qu’il était presque sur elle. Après les formes voluptueuses de Lilith, elle paraissait presque maladivement enfantine : hanches étroites, fesses plates de petit garçon, seins d’enfant de douze ans. Le sombre triangle de poils à la base de son ventre semblait incongru, indécent. Je choisis des enfants pour femmes, pensa-t-il, et des femmes en plastique pour maîtresses.

— Clissa ? appela-t-il.

Elle se retourna.

— Oh ! Tu m’as fait peur !

— Tu t’amuses dans les vagues ? Ce n’est pas trop froid pour toi ?

— Ce n’est jamais trop froid pour moi, tu le sais bien Manuel. Tu t’es bien amusé à l’usine d’androïdes ?

— C’était intéressant, dit-il. Et toi ? Tu te sens mieux maintenant à ce que je vois.

— Mieux ? J’ai été malade ?

Il la regarda avec curiosité. Ce matin… quand nous étions à la tour… tu étais… enfin, bouleversée…

— Ah ! ça ! J’avais presque oublié. Mon Dieu, c’était terrible, n’est-ce pas ? Tu as l’heure, Manuel ?

— 1648, à quelques minutes près.

— Alors, il va bientôt falloir que je m’habille. Il faut que nous soyons à Hong-Kong de bonne heure, pour le dîner.

Il admira sa capacité d’effacer les traumatismes. Il dit :

— En ce moment, c’est le matin à Hong-Kong. Nous avons le temps.

— Alors, tu nages un peu avec moi ? L’eau n’est pas si froide que tu le penses. Ou… Elle s’interrompit.

— Tu ne m’as pas encore embrassée.

— Hello, dit-il.

— Hello. Je t’aime.

— Je t’aime, dit-il. L’embrasser, c’était comme d’embrasser de l’albâtre. Il avait encore le goût de Lilith sur les lèvres. Laquelle des deux est la femme passionnée, pleine de vie, et laquelle est l’objet artificiel ? se demanda-t-il. Tenant sa femme dans ses bras, il ne ressentait rien du tout. Il la relâcha. Elle lui prit le poignet, l’entraîna avec elle dans les vagues. Ils nagèrent un moment, et il ressortit tremblant et grelottant. Au crépuscule, ils prirent des cocktails ensemble dans l’atrium.

— Tu as l’air tellement lointain, dit-elle.

— C’est tous ces sauts en transmat. C’est plus fatiguant que ne le disent les docteurs.

Pour le dîner du soir, elle portait un trésor unique, un collier de perles vitreuses en forme de poires, noir de fumée. Une sonde des Entreprises Krug, croisant à 7,5 années-lumière de la Terre, avait prélevé ces gouttes de matière sur les franges de l’Étoile de Volker, mourante et grise. Krug les lui avait données comme cadeau de noces. Quelle autre femme pouvait se flatter de porter un collier venant des étoiles ? Mais les miracles étaient monnaie courante dans le milieu de Clissa. Aucun des convives ne parut remarquer le collier. Manuel et Clissa restèrent à la soirée bien après minuit, de sorte que lorsqu’ils rentrèrent à Mendocino, Californie, la matinée était bien avancée. Se programmant huit heures de sommeil, ils scellèrent la chambre. Manuel avait perdu la notion du temps, mais il soupçonnait qu’il était resté éveillé plus de vingt-quatre heures d’affilée. Parfois, la vie transmat est trop dure à supporter, pensa-t-il, et il tira le rideau sur la journée.

8

18 octobre 2218

La tour a maintenant 280 mètres et s’élève à vue d’œil, d’heure en heure. Le jour, elle scintille dans le pâle soleil arctique et ressemble à une lance brillante plantée dans la toundra. La nuit, elle est encore plus éblouissante, car elle reflète les myriades de lumières des réflecteurs orbitaux grâce auxquels le travail continue.

Mais sa vraie beauté est encore à venir. Ce qu’on voit pour le moment, ce n’est que la base, nécessairement large avec des murs épais. Le plan de Justin Maledetto prévoit une tour se rétrécissant élégamment vers le haut, un svelte obélisque de verre lancé vers la stratosphère ; l’amincissement commence à peine à être perceptible. Désormais, le monument va s’effiler de plus en plus jusqu’à une minceur d’une stupéfiante délicatesse.

Bien qu’elle ait moins du cinquième de sa hauteur définitive, la tour de Krug est déjà le monument le plus haut des Territoires Septentrionaux et, au nord du soixantième parallèle, seuls la dépassent l’immeuble de la Banque Chase/Krug à Fairbanks, 320 mètres de haut, et la vieille Aiguille de Kotzebue, sur le détroit de Bering, 300 mètres. L’Aiguille sera dépassée dans un jour ou deux, la Chase/Krug quelques jours plus tard. Vers la fin novembre, dépassant 500 mètres, la tour sera le bâtiment le plus élevé de tout le système solaire. Et elle n’aura pourtant alors que le tiers de sa hauteur définitive.

Les ouvriers androïdes travaillent rythmiquement et régulièrement. À part le triste incident de septembre, il n’y a pas eu d’autres coups du sort. La technique de fixage des immenses blocs de verre aux cylindres de levage est devenue une seconde nature chez tout le monde. Les blocs s’élèvent sur ses huit côtés à la fois, on les met en place, on les rive à l’assise précédente, tandis qu’on fixe déjà la série suivante de blocs dans les cylindres de levage.

La tour n’est plus une coquille vide. On a commencé à travailler à son aménagement intérieur, à l’installation des complexes appareils émetteurs d’ondes tachyon qui enverront des messages, à une vitesse bien supérieure à celle de la lumière, jusqu’à la nébuleuse planétaire NGC 7293. Les plans de Justin Maledetto prévoient des partitions horizontales tous les 20 mètres, sauf en cinq endroits de la tour, où les dimensions des appareils obligeront à les espacer de 60 mètres. Les cinq partitions inférieures sont presque terminées, et les poutres sont en place pour les sixième, septième et huitième. Les sols de la tour sont du même verre que les murs extérieurs. Rien ne doit ternir la transparence du monument. Maledetto justifie cela par des raisons esthétiques ; et les équipes des ondes tachyon ont des raisons scientifiques pour partager le désir de l’architecte que rien ne vienne gêner le libre passage de la lumière.