— Non, je vous en prie ! S’il y a un risque, laissez-moi le prendre seul. Je vais inspecter le bâtiment et m’assurer que vous pouvez y entrer sans danger. N’entrez pas avant que je vous appelle…
— J’insiste…
— Que dirait Krug s’il apprenait que nous sommes entrés tous les deux après avoir été avertis qu’il y avait du danger ? Nous lui devons de préserver nos vies. Attendez. Attendez. Juste un instant.
— Très bien, dit Spaulding, l’air mécontent.
Les bêtas s’écartèrent pour laisser passer Watchman, qui entra d’un pas vif. À l’intérieur, il trouva trois gammas à l’autel dans l’attitude de la caste des Soumetteurs ; un bêta les dominait, dans l’attitude d’un Projecteur, et un second bêta, prosterné près du mur, touchant du bout des doigts l’hologramme de Krug, murmurait les paroles du rituel des Transcendeurs. Tous se redressèrent à l’entrée de Watchman.
L’alpha improvisa hâtivement une tactique de diversion.
Faisant signe à l’un des gammas, il dit :
— Il y a un ennemi dehors. Avec votre aide, nous le confondrons.
Watchman donna au gamma des instructions détaillées, ordonnant à l’androïde de les répéter. Puis il montra d’un geste une porte dérobée de l’autre côté de la chapelle, derrière l’autel, et le gamma sortit.
Après un instant consacré à la prière, Watchman rejoignit Léon Spaulding.
— Ce qu’on vous a dit était parfaitement exact, lui dit l’alpha. C’est bien un dôme de réfrigération. Une équipe de mécaniciens se livre à un délicat travail de recalibrage. Si vous entrez, vous allez certainement les déranger, et vous serez obligé de marcher avec beaucoup de précautions pour éviter de tomber dans les trous ouverts dans le sol. De plus, vous serez exposé à un froid de moins…
— Même ainsi, je veux entrer, dit Spaulding. Je vous prie de me laisser passer.
Watchman aperçut son gamma qui approchait, hors d’haleine, venant de l’est. Sans se presser, l’alpha fit mine de donner à Spaulding accès à la porte de la chapelle. À cet instant, le gamma se rua vers eux, hurlant :
— Au secours ! Krug est en danger ! Krug est en danger ! Sauvez Krug !
— Où ? demanda Watchman.
— Au centre de contrôle ! Assassins ! Assassins !
Watchman ne donna pas à Spaulding le temps de réfléchir aux invraisemblances de la situation.
— Venez, dit-il, tirant l’ectogène par le bras. Il faut faire vite !
Spaulding avait pâli sous le choc. Comme Watchman l’espérait, cette fausse urgence lui avait fait totalement oublier la chapelle.
Ils coururent ensemble vers le centre de contrôle. Au bout de vingt foulées, Watchman regarda derrière lui et vit des douzaines d’androïdes se ruer dans la chapelle, suivant ses ordres. Ils allaient la déménager en quelques minutes. Le temps que Léon Spaulding revienne, le dôme n’abriterait plus que des appareils de réfrigération.
12
Assez, dit Krug. Il commence à faire froid. Descendons.
Les cylindres de levage s’abaissèrent. Des flocons de neige commençaient à tourbillonner autour de la tour ; le champ de répulsion, au sommet, les écartait, les projetant plus loin suivant un angle obtus. Ici, il était impossible de bien contrôler le temps, à cause de la nécessité de maintenir gelée la toundra. Heureusement, pensa Krug, qu’il était indifférent aux androïdes de travailler dans la neige.
— Nous partons, père, dit Manuel. Nous avons des réservations au salon de dédoublement de la Nouvelle-Orléans, pour un échange d’egos d’une semaine.
Krug fronça les sourcils d’un air mécontent.
— Tu devrais quand même bien cesser ces sales pratiques.
— Où est le mal, père ? Échanger son identité avec ses meilleurs amis ? Passer une semaine dans l’âme d’un autre ? C’est inoffensif. C’est libérateur. C’est miraculeux. Toi aussi, tu devrais essayer !
Krug cracha.
— Je parle sérieusement, dit Manuel. Cela te ferait un peu sortir de toi-même. De cette concentration morbide sur des problèmes de haute finance, de cette intense et épuisante fascination pour les communications interstellaires, de cette tension terrible de ton système neural qui aboutit…
— Va-t’en ! dit Krug. Vas-y ! Allez tous échanger vos esprits. Moi, j’ai à faire.
— Tu ne veux même pas penser à te dédoubler, père ?
— C’est assez agréable, dit Nick Ssu-ma. Des amis de Manuel, c’était le préféré de Krug, aimable jeune Chinois aux cheveux blonds coupés en brosse et au sourire bon enfant.
« Cela vous donne une perspective merveilleusement nouvelle sur tous les rapports humains.
— Vous devriez essayer une fois, juste une fois, dit Jed Guibert, et je vous assure que jamais…
— J’aimerais mieux me mettre à nager sur Jupiter, dit Krug. Allez-y ! Allez-y ! Amusez-vous bien. Dédoublez-vous tant que vous voudrez. Pas moi.
— À la semaine prochaine, père.
Manuel et ses amis se hâtèrent vers le transmat. Krug serra les poings et regarda les jeunes gens courir. Il ressentit quelque chose qui ressemblait à de l’envie. Il n’avait jamais eu de temps à consacrer à des distractions semblables. Il y avait toujours du travail à faire, une affaire à conclure, une série de tests de laboratoire cruciaux à surveiller, un meeting avec un banquier, une crise sur le marché martien. Tandis que d’autres se précipitaient joyeusement dans les réseaux de stase et échangeaient leurs egos pour des voyages d’une semaine, il avait bâti un empire financier, et maintenant il était trop tard pour qu’il se livre à ces plaisirs. Et alors, se disait-il, farouche. Et alors ? Je suis un homme du XIXe siècle vivant dans un corps du XXIIIe. Et je me débrouille sans salons de dédoublement. De toute façon, en qui aurais-je assez confiance pour le laisser pénétrer dans ma tête ? Qui ? Qui ? Qui ? Il réalisa qu’il n’y avait pratiquement personne. Manuel, peut-être. Cela serait peut-être utile de changer d’ego avec Manuel. Nous nous comprendrions mieux, peut-être. Nous abandonnerions peut-être nos positions extrêmes pour nous rencontrer au milieu. Il n’a pas tout à fait tort, dans sa façon de vivre. Et moi, je n’ai pas entièrement raison. Voir les choses avec les yeux de l’autre… peut-être… Puis, soudain, Krug recula devant cette idée. Un changement d’ego entre père et fils lui semblait presque incestueux. Il y avait des choses concernant Manuel qu’il préférait ne pas savoir. Et il y avait certes des choses le concernant qu’il préférait que Manuel ignorât. Échanger son identité avec un autre, même pour un instant, était hors de question. Mais que dire de Thor Watchman comme partenaire d’échange ? L’alpha jouissait d’une raison parfaite, il était compétent, on pouvait lui faire toute confiance ; à bien des égards, Krug était plus proche de lui que de bien des humains ; il ne voyait aucun secret qu’il désirât cacher à Watchman ; s’il décidait un jour de tâter du dédoublement, ce serait peut-être utile et instructif de le faire avec…
Choqué, Krug réprima cette pensée. Échanger son ego avec un androïde ?
Il dit vivement à Niccolo Vargas :
— Vous avez un peu de temps devant vous ou êtes-vous obligé de retourner tout de suite à l’observatoire ?
— Rien ne me presse.
— Alors, allons au laboratoire des ultra-ondes. Ils viennent d’installer un petit modèle fonctionnel d’accumulateur primaire. Ça vous intéressera.
Ils se mirent en marche sur la toundra mousseuse et dure. Quelques gammas s’affairaient, conduisant des mange-neige. Au bout d’un moment, Krug demanda :
— Vous avez déjà tâté du salon de dédoublement ?