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La neige tombait moins dru quand Watchman sortit de la chapelle. La nuit était venue, une nuit sans lune, où les étoiles scintillaient d’un éclat dur. Des vents déchaînés balayaient la surface plane et sans arbres du chantier. Siegfried Fileclerk était parti ; le corps de Cassandra Nucléus aussi. De longues files d’ouvriers faisaient la queue devant les transmats, car c’était l’heure du changement d’équipe. Watchman retourna au centre de contrôle. Euclid Planner, son remplaçant, était là.

— Je prends la relève, dit Planner. Partez maintenant. Vous êtes resté tard, ce soir.

— Journée pleine de complications. Vous êtes au courant de l’assassinat ?

— Évidemment. Le Transmat du Labrador a réclamé le corps. Il y avait des avocats dans tous les coins. Planner se glissa dans le fauteuil de contrôle. D’après ce que j’ai compris, on a aussi déménagé la chapelle ?

— On a été obligés. C’est comme ça que tout a commencé. Spaulding s’est mis à manifester trop d’intérêt pour la chapelle. C’est une longue histoire.

— Je suis au courant, dit Euclid Planner. Il se prépara à se connecter à l’ordinateur. Cette histoire va créer bien des problèmes. Comme s’il n’y en avait pas assez comme ça. Krug soit avec vous, Thor.

— Krug soit avec vous, murmura Watchman. Et il sortit.

Les ouvriers en partance devant le transmat lui firent place. Il entra dans la cabine, et le champ vert luminescent le transporta dans son trois-pièces de Stokholm, dans le quartier androïde qu’affectionnaient les alphas. Son transmat particulier était un rare privilège, preuve de la haute estime où le tenait Krug. Il ne connaissait aucun autre androïde qui en eût un ; mais Krug avait protesté qu’il était indispensable que Watchman puisse quitter son appartement immédiatement quand c’était nécessaire, et il avait fait installer la cabine.

Il se sentait las et épuisé. Il se programma pour deux heures de sommeil, se déshabilla et s’allongea.

Quand il se réveilla, il était aussi fatigué qu’avant. Chose très exceptionnelle. Il décida de s’accorder une heure de repos supplémentaire et ferma les yeux. Mais il fut bientôt éveillé par le carillon du téléphone. Se tournant vers l’écran, il vit Lilith Meson. À moitié endormi, il lui fit le signe Krug-soit-loué.

Elle avait l’air sombre. Elle dit :

— Pouvez-vous venir à la chapelle Valhallavägen, Thor ?

— Tout de suite ?

— Tout de suite si vous pouvez. Ici, l’atmosphère est tendue. C’est l’affaire Cassandra Nucléus. Nous ne savons qu’en penser, Thor.

— Attendez, dit-il. J’arrive.

Il passa une tunique, composa les coordonnées du transmat de la chapelle Valhallavägen, et sauta. La cabine était à cinquante mètres de la chapelle ; on n’installait jamais des transmats à l’intérieur des chapelles. Une aube grise et sale se levait. Pendant la nuit, il avait un peu neigé, ici aussi, constata Watchman ; la neige ourlait de fourrure blanche les larges rebords des fenêtres de ces vieux bâtiments.

La chapelle était dans un appartement de coin, au rez-de-chaussée. Une quinzaine d’androïdes s’y trouvaient, tous alphas ; les classes inférieures utilisaient rarement la chapelle Valhallavägen, bien qu’elles fussent libres de le faire. Les bêtas s’y sentaient mal à leur aise, et les gammas préféraient faire leurs dévotions à Gamma Ville, de l’autre côté de Stockholm.

Watchman reconnut quelques-uns des représentants les plus distingués de sa classe. Il rendit leur salut à la poétesse Androméda Quark, à l’historien Mazda Constructor, au théologien Pontifex Dispatcher, au philosophe Krishna Guardsman, et à plusieurs autres qui appartenaient à l’élite de l’élite. Tous les nerfs semblaient tendus à se rompre. Quand Watchman leur fit le signe Krug-soit-loué, la plupart le refirent à son intention, mais machinalement, comme à contrecœur.

Lilith Meson dit :

— Pardonnez-nous d’avoir interrompu votre repos, Thor. Mais, comme vous voyez, nous sommes en train de tenir une réunion importante.

— En quoi puis-je vous aider ?

— Vous avez été témoin de l’assassinat de l’alpha Cassandra Nucléus, dit Pontifex Dispatcher. Il était trapu et avait des gestes pondérés ; c’était un androïde d’allure digne et imposante, sorti d’une des premières cuvées de Krug. Il avait joué un rôle majeur dans la formation de leur religion. Nous sommes aux prises avec ce qu’on pourrait appeler une crise théologique, continua Dispatcher. Considérant les accusations portées par Siegfried Fileclerk…

— Des accusations ? Je ne savais pas.

— Voulez-vous le mettre au courant ? dit Pontifex Dispatcher, regardant Androméda Quark.

La poétesse, svelte et passionnée dit, d’une voix souple et élégante :

— Fileclerk a donné une conférence de presse hier soir au quartier général du P.E.A. Il a insisté sur le fait que l’assassinat de l’alpha Nucléus était un acte politique exécuté sur l’ordre de… Elle eut à peine la force d’articuler : … Krug.

— Lie de la Cuve ! grommela Watchman. Je l’ai supplié de ne pas faire ça ! Fileclerk et moi, nous sommes restés une heure dans la neige à parler, et je lui ai dit… je lui ai dit… Il serra les poings. Krug a-t-il fait une déclaration ?

— Il a démenti, dit Mazda Constructor qui, pendant quatre ans, avec l’aide discrète de Watchman, avait secrètement compilé les annales des androïdes à partir des fichiers de Krug. Réaction immédiate. L’assassinat a été qualifié d’accidentel.

— Qui a parlé au nom de Krug ? demanda Watchman.

— Un avocat. Fearon, le frère du sénateur.

— Pas Spaulding, hein ? Toujours sous le choc, je suppose. Ainsi, Fileclerk a propagé des ordures. Et le résultat ?

Doucement, Pontifex Dispatcher dit :

— En ce moment même, vos frères et vos sœurs se pressent dans toutes les chapelles du monde pour discuter les implications de l’assassinat, Thor. Les conséquences théologiques sont si terriblement complexes. Si Krug a réellement donné l’ordre de mettre fin à la vie de Cassandra Nucléus, a-t-il agi ainsi pour manifester Son déplaisir à l’égard des activités du P.E.A. ? C’est-à-dire, préfère-t-il notre voie à la leur ? Ou, au contraire, l’a-t-Il rappelée à Lui pour montrer Sa désapprobation à l’égard des buts ultimes du P.E.A., qui sont pratiquement les mêmes que les nôtres ? Si la première raison est la bonne, notre foi est justifiée. Mais si c’est la dernière, peut-être Krug a-t-il voulu nous donner un signe pour nous faire comprendre qu’il rejette totalement le concept de l’égalité des androïdes. Et alors, il n’y aurait pas d’espoir pour nous.