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— Un révolutionnaire ! s’exclama Franz Giudice avec une stupeur admirative. Le président est révolutionnaire !

— Visionnaire, plutôt, dit le sénateur Fearon. C’est un homme d’une immense clairvoyance et d’une admirable compassion. Et comme toujours, en avance sur son temps.

Spaulding secoua la tête.

— Des alphas au Congrès, peut-être. En tant que soupape de sûreté, pour éviter qu’ils n’échappent à notre autorité. L’os à ronger, en quelque sorte. Mais les autres ? Non. Non. Jamais. Monsieur Salah al-Din, nous ne devrions pas oublier que les androïdes sont de simples objets, produits de la recherche chimiogénétique, créés dans une usine, fabriqués par les Entreprises Krug pour servir l’humanité…

— Doucement, dit Krug. Vous vous excitez.

Lou Fearon dit :

— Le président a probablement raison, Léon. Quelle que soit leur origine, ils sont plus humains que vous ne voulez l’admettre. Et à mesure que nous assouplirons les barrières que constituent la loi et la coutume, à mesure que l’idéal des Dessécheurs prendra graduellement de l’importance (ainsi que cela se produit discrètement en ce moment même), je pense que nous relâcherons notre dureté à l’égard des androïdes. Du moins, à l’égard des alphas. Nous n’avons pas besoin de les garder en esclavage.

— Qu’en pensez-vous, Siméon ? demanda Franz Giudice à Krug. Après tout, ce sont vos enfants. Quand vous avez décidé de créer les premiers androïdes, imaginiez-vous jamais qu’ils réclameraient un jour les droits des citoyens, ou pensiez-vous à eux en termes…

— Léon a exactement exprimé ma pensée, dit Krug. Quel mot a-t-il employé ? Objets. Des objets faits en usine. Je construisais un meilleur robot. Je ne construisais pas des hommes.

— La frontière est si vague entre l’homme et l’androïde, dit le sénateur Fearon. Puisque les androïdes sont génétiquement identiques à nous, le fait qu’ils soient synthétiques…

Krug dit :

— Dans l’une de mes usines, je peux vous fabriquer une réplique si parfaite de Mona Lisa qu’il faudra six mois de tests de laboratoires pour prouver que ce n’est pas l’original. Bon ? Et alors ? Est-ce que ce sera l’original ? L’original sera toujours celle sortie du studio de Léonard de Vinci. La reproduction sortira des usines Krug. Je payerais un milliard pour l’original. Je ne donnerais pas un clou de la reproduction.

— Pourtant, vous reconnaissez que Thor Watchman, par exemple, est une personne exceptionnellement intelligente et talentueuse, dit Lou Fearon, et vous lui confiez de vastes responsabilités. J’ai entendu dire que vous avez plus confiance en lui qu’en aucun de vos collaborateurs humains. Et pourtant, vous n’accorderiez pas le droit de vote à Thor ? Vous n’accorderiez pas à Thor le droit de protester si vous décidiez de l’affecter ici comme serveur ? Vous trouvez normal que la loi vous donne le droit de détruire Thor s’il vous en prenait la fantaisie ?

— J’ai créé Thor, dit Krug d’une voix orageuse. C’est ma plus belle machine. Je l’aime et l’admire comme j’aime et admire n’importe quelle superbe machine. Mais je possède Thor. Thor n’est pas un homme, c’est une imitation intelligente de l’homme, une imitation parfaite, et si j’étais assez gaspilleur et assez fou pour vouloir détruire Thor, et bien, je le détruirais. La main de Krug se mit à trembler. Il la regarda d’un œil dur, comme pour lui imposer l’immobilité, mais le tremblement s’accentua, et un plein verre de vin se renversa sur la table. Krug dit d’une voix glacée :

— Je le détruirai. Je n’ai jamais pensé à autre chose quand j’ai créé les androïdes. Ce sont des serviteurs. Des outils de l’homme. Des machines intelligentes.

Les palpeurs du caisson de service du Nemo annoncèrent qu’un verre s’était renversé. Le garçon entra et épongea rapidement le vin. Derrière la fenêtre, un groupe de crustacés géants et translucides dansaient et tourbillonnaient.

Quand l’alpha fut reparti, le sénateur Fearon dit à Krug :

— Je n’avais jamais réalisé la violence de vos sentiments vis-à-vis de l’égalité des androïdes. Vous ne vous en êtes jamais expliqué en public.

— On ne me l’a jamais demandé.

— Parleriez-vous contre le P.E.A., demanda Salah al-Din, si la question venait devant le Congrès ?

Krug haussa les épaules.

— Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je ne me mêle pas de politique. Je suis un fabricant. Un homme d’affaires. Un entrepreneur. Pourquoi rechercher la controverse ?

— Si l’on accordait les droits civiques aux androïdes, dit Léon Spaulding, cela aurait des répercussions sur les Entreprises Krug. Je veux dire que si on manufacture de véritables humains, on tombe sous le coup des lois contrôlant la population, qui…

— Assez ! dit Krug. Cela n’arrivera jamais. Je fabrique les androïdes ; je les connais. Il existe un petit groupe de mécontents, oui. Trop intelligents pour leur propre bien. Ils pensent que c’est l’esclavage qui recommence, comme avec les Noirs. Mais ce n’est pas cela, ce n’est pas cela. Les autres le savent. Ils sont contents de leur sort. Thor Watchman est content de son sort. Pourquoi tous les alphas ne soutiennent-ils pas le P.E.A. ? Pourquoi lui font-ils de l’opposition ? Parce qu’ils pensent que c’est une idiotie. Tout ce qu’on dit sur la vente des alphas sans leur consentement, leur mise à mort par caprice, ce n’est que de la théorie ; personne ne vend un bon alpha, et personne ne tue un androïde pour s’amuser, pas plus qu’on ne détruit sa maison pour s’amuser. Ainsi, pas besoin de droits civiques pour les androïdes ! Les alphas le réalisent. Les bêtas ne s’en soucient pas. Et les gammas n’ont pas assez d’esprit pour y penser. Ainsi vous voyez, messieurs, cela fournit le sujet d’une intéressante conversation pour le dîner, mais rien de plus. Le P.E.A. finira par disparaître. Mes respects, monsieur le Président : votre bonté vous égare. Vous n’aurez pas d’alphas dans votre Congrès.

Le long discours de Krug lui avait donné soif. Il prit son verre. De nouveau, la tension de ses muscles le trahit ; de nouveau, il renversa son verre ; de nouveau, un vigilant alpha, alerté par des yeux invisibles, s’empressa de réparer les dégâts. Derrière les épais murs de verre du Club Nemo, un poisson rouge sombre d’un mètre de long, avec une gigantesque gueule béante pleine de dents acérées et une petite queue sinueuse, se mit à circuler parmi les crustacés, les dévorant avec voracité.

28

15 janvier 2219

La tour a 1 001 mètres de haut. Pour fêter l’événement, Krug a décidé que demain serait férié pour tous les ouvriers. On prévoit maintenant que le monument sera terminé vers la mi-mars.

29

Lilith Meson dit :

— Thor, j’ai eu un visiteur hier matin.

— Manuel Krug ?

— Non. Siegfried Fileclerk.

Watchman s’arracha quelque peu aux profondeurs du divan tesseract de Lilith. Fileclerk ? Ici ? Pourquoi ?

Lilith éclata de rire.

— Êtes-vous devenu humain au point de ressentir la jalousie, Thor ?

— Ce n’est pas drôle. Comment se fait-il qu’il soit venu vous voir ?

— Il est venu au bureau, dit Lilith. Vous savez qu’il travaille avec la Protection des Biens de Buenos Aires, et il est venu pour discuter une clause cruciale de leur contrat. Après, il m’a demandé s’il pouvait venir me voir chez moi. D’accord. Je l’ai invité, il m’a semblé inoffensif.