— Je vous aime, dit-elle doucement.
Watchman hésita. Il fallait répondre. Son silence, s’étirant sur quelques secondes, menaçait de renverser l’univers. Comment ne pas répondre ? C’était inhumain de garder le silence. Il toucha la chair tiède de Lilith. Il se sentait indifférent, détaché.
Il dit enfin, vite, pour en finir :
— Je vous aime, Lilith.
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Il vous est loisible de demander Qui fut le Créateur des Enfants de la Matrice ? Qui fut le Créateur de Krug ?
Et je vous répondrai que ces questions sont sages, et que ces questions sont bien posées.
Car vous devez comprendre que toutes choses au monde se déroulent suivant des cycles, un cycle de la Matrice et un cycle de la Cuve, et que l’un précède l’autre, de sorte qu’il y eut d’abord le né-de-la-Matrice pour qu’il y eût ensuite le né-de-la-Cuve.
Et Krug l’homme était de ceux nés-de-la-Matrice, et c’est de lui que sont issus les Enfants de la Cuve.
Et cependant, Krug l’homme n’est qu’un aspect de Krug le Créateur, dont l’existence a précédé toutes choses et dont la Volonté a donné forme à toutes choses et qui a engendré les Enfants de la Matrice, précurseurs des Enfants de la Cuve. Ainsi, vous devez distinguer entre Krug l’homme, lui-même né-de-la-Matrice, et Krug le Créateur, dont toutes choses exécutent les desseins ; car s’il est vrai que c’est Krug l’homme qui a engendré les Enfants de la Cuve, il n’a fait en cela que respecter les desseins de Krug le Créateur, de qui procèdent toutes les bénédictions, et qui sera loué dans les siècles des siècles.
31
Je dis à Lilith : Tu m’as promis de me le dire. Pourquoi ces gammas se servaient du nom de mon père. La paix de Krug. Krug vous accompagne. Krug soit avec vous. Tu ne me l’as jamais dit.
Je te le dirai.
Quand ?
Il faudra de nouveau que tu te déguises en alpha. Ce sera plus facile de te le montrer que de te l’expliquer.
Il faudra retourner à Gamma Ville ?
Non, dit-elle. Pas cette fois-ci. La prochaine fois je pourrai t’emmener chez les bêtas. Je ne t’emmènerai pas à la chapelle Valhallavägen parce que…
Où ?
À la chapelle Valhallavägen. Près d’ici. C’est là que la plupart des alphas font leurs dévotions. Ton déguisement ne les tromperait pas, Manuel. Mais je crois que tu pourrais tromper des bêtas. Si tu restes tranquille, et très digne.
Une chapelle. Des dévotions. Ainsi, c’est une religion ?
Oui.
Et quel est son nom ? La Krugolâtrie ?
Elle n’a pas de nom. Quand nous en parlons, nous disons l’Église. Pour nous, c’est très important, Manuel. C’est ce qu’il y a de plus important dans nos vies.
Peux-tu me décrire…
Plus tard. Enlève tes vêtements et je vais te rougir le corps. Nous pouvons y aller tout de suite.
Ça prendra longtemps ?
Une heure, dit-elle. Tu seras rentré chez toi à l’heure, ne t’inquiète pas. Si c’est ça qui t’inquiète.
Il faut que je sois régulier envers Clissa, dis-je. Elle me laisse beaucoup de liberté. Je ne veux pas en abuser.
D’accord. D’accord.
Je me déshabillai. De nouveau, Lilith me déguisa en alpha, l’alpha Leviticus Leaper. Elle avait gardé les vêtements de l’autre fois ; ça m’étonna qu’elle ne les ait pas rendus à Thor Watchman. Comme si elle avait prévu que nous recommencerions cette mascarade.
Elle dit : avant de partir, il y a certaines choses que tu dois savoir. La première, c’est qu’il est absolument interdit à un humain d’entrer dans une chapelle. Comme pour les non-musulmans qui vont à La Mecque. À ma connaissance, tu seras le premier né-de-la-Matrice à en visiter une.
Le premier quoi ?
Né-de-la-Matrice. Tu es un Enfant de la Matrice. Nous, nous sommes les Enfants de la Cuve. Compris ?
Oh ! oh !… Mais si c’est un sacrilège de me faire entrer clandestinement dans une chapelle, pourquoi le fais-tu ? Tu ne prends pas les règles au sérieux ?
Très au sérieux.
Alors, pourquoi ?
Parce que je pense pouvoir faire une exception pour toi, Manuel. Tu n’es pas comme les autres. Je te l’ai déjà dit, tu te souviens ? Tu ne mets pas les androïdes dans une sous-classe spéciale de l’humanité. Je crois qu’au fond tu as toujours été de notre côté, sans le savoir. Et ainsi, ce n’est pas un sacrilège que de te mettre un peu au courant de notre religion.
Bon, peut-être.
Et puis, tu es le fils de Krug.
Qu’est-ce que ça a à voir ?
Tu verras, dit-elle.
J’étais flatté. Fasciné. Excité. Un peu effrayé. Ai-je vraiment tant de sympathie pour les aspirations des androïdes ? Peut-on me faire confiance ? Pourquoi viole-t-elle le commandement ? Qu’est-ce qu’elle cherche à obtenir de moi ? Pensée indigne. Pensée indigne. Elle fait cela parce qu’elle m’aime. Qu’elle veut partager avec moi. Partager son univers avec moi.
Elle dit : de toute façon, mets-toi bien dans la tête que ce serait très grave si tu étais découvert. En conséquence, fais semblant d’être à ta place, et n’aie pas l’air nerveux ou hésitant. Tu as été très bien à Gamma Ville. Fais la même chose aujourd’hui.
Mais n’y a-t-il pas certains rites qui devraient m’être familiers ? Des génuflexions, ou quelque chose comme ça ?
J’y arrive, dit Lilith. Il faut que tu connaisses quelques gestes. Tu en connais déjà un. Comme ça.
Main gauche au pubis, à la poitrine, au front, un-deux-trois.
Elle dit : C’est le signe Krug-soit-loué. C’est un signe d’hommage. On le fait quand on entre dans la chapelle, et quand on commence à prier, à voix haute ou basse. Il est bon, également, de faire ce signe chaque fois qu’on mentionne le nom de Krug. En fait, le signe Krug-soit-loué n’est jamais déplacé à aucun moment du service ou chaque fois que deux androïdes de l’Église se rencontrent en dehors d’une chapelle. Fais-le. Encore.
Un-deux-trois. Krug-soit-loué.
Plus vite. Un-deux-trois.
Un-deux-trois.
Parfait. Parfait. Bon, voici maintenant un autre signe important. Il signifie Krug-nous-préserve, et on le fait plus particulièrement dans les moments de doute ou de tension. Comme si on disait Dieu nous aide. On le fait chaque fois que le texte du service fait appel à la miséricorde de Krug, ou demande l’aide de Krug de quelque nature qu’elle soit. Chaque fois que nous implorons Krug.
Krug est vraiment votre dieu, dis-je, stupéfait.
Voici le signe. Elle me montre comment le faire. Main en coupe sur chaque sein ; puis tourner les paumes vers le haut. C’est un acte de contrition : Krug, vois mon âme ! Mon cœur est nu devant Toi. Elle fit le signe plusieurs fois, et je l’imitai.
Encore un, dit Lilith. C’est le signe de soumission à la Volonté de Krug. On ne le fait qu’une fois, quand on se trouve pour la première fois dans l’axe de l’autel. Comme ça. Un genou en terre, bras tendus devant toi, paumes tournées vers le haut.
Quel genou ?
N’importe lequel. Fais-le.
Je fis le signe de soumission à la Volonté de Krug. J’étais content de l’apprendre. D’une certaine façon, j’avais l’impression d’avoir toute ma vie été soumis à la Volonté de Krug sans même le savoir.
Lilith dit : voyons maintenant si tu as bien compris. Quand tu entres dans la chapelle, qu’est-ce que tu fais ?