Un-deux-trois. Krug-soit-loué !
Parfait. Et puis ?
Quand je suis dans l’axe de l’autel, je fais soumission à la Volonté. Un genou en terre, bras tendus, paumes vers le haut.
Bon. Et encore ?
Quand on demande des faveurs à Krug, je fais le signe Krug-nous-préserve. Mains à la poitrine, puis paumes tournées vers le haut. Je fais aussi de temps en temps le signe Krug-soit-loué quand on prononce le nom de Krug.
Parfait. Parfait. Tout ira bien, Manuel.
Il y a un autre signe que je t’ai vu faire à Gamma Ville, dis-je.
Montre-moi.
J’écartai les mains de cinquante centimètres, paumes face à face, je tortillai les hanches et fléchis les genoux en une sorte de spirale.
Tu l’as fait à Gamma Ville, dis-je, quand la foule commençait à s’exciter un peu.
Lilith rit. On l’appelle la Bénédiction de la Cuve, dit-elle. C’est un signe de paix et un signe d’adieu. Nous le faisons sur les morts avec la dernière prière, et nous le faisons pour nous dire au revoir quand la situation est tendue. C’est un des signes les plus sacrés. Et tu ne l’as pas très bien fait. Tu vois, il est basé sur la double hélice de l’acide nucléique – la génétique, tu comprends ? – reproduisant le mouvement de la chaîne de molécules. Nous essayons de le reproduire avec le corps. Comme ça.
Elle fit le signe. Je l’imitai. Elle rit.
Je dis : je suis désolé. Mon corps refuse de se plier à ce mouvement.
Il faut s’exercer. Mais tu n’auras pas à le faire. Tiens-t’en à Krug-soit-loué et Krug-nous-préserve, et tout ira bien. Maintenant, partons.
Elle m’emmena dans un quartier délabré de la ville, qui était autrefois le quartier commercial. Rien n’y rappelait le cauchemar criard de Gamma Ville, ou la noble antiquité du quartier des alphas. Il était délabré, c’est tout.
La chapelle est ici, dit-elle.
Je vis une boutique, vitres rendues opaques. Deux bêtas devant, oisifs. Nous commençâmes à traverser la rue. Je me mis à trembler. Et si je suis découvert ? Que feront-ils ? À moi ? À Lilith ?
Je suis l’alpha Leviticus Leaper.
Les bêtas s’écartèrent, faisant le signe Krug-soit-loué comme nous approchions. Yeux baissés, air respectueux. Les distances sociales. Lilith aurait eu beaucoup plus de difficultés si je n’avais pas un corps d’alpha, long et mince. Ma confiance revint. Je fis même le signe Krug-soit-loué à l’un des bêtas.
Nous entrâmes dans la chapelle.
Grande pièce circulaire. Pas de siège. Moquette d’épaisse pseudo-vie, sur laquelle bien des personnes ont dû s’agenouiller. Lumières tamisées. Je me souvins de faire le signe Krug-soit-loué en entrant. Un-deux-trois.
Petit vestibule. Deux pas plus loin, j’aperçus l’autel pour la première fois. Lilith un genou en terre, soumission à la Volonté. Je n’eus presque pas besoin de m’agenouiller. Je faillis m’effondrer, stupéfait.
L’autel : grande masse de quelque chose ressemblant à de la chair vivante dans un bassin de plastique très décoré. Fluide pourpre dans le bassin, circulant autour et à l’occasion débordant par-dessus cette masse de chair rose qui a au moins un mètre de haut sur trois et deux de long et de large.
Derrière l’autel : mon père en hologramme. Ressemblance parfaite. Reproduction grandeur nature, nous regardant en face, visage sévère, yeux flamboyants, lèvres pincées. Pas exactement un dieu d’amour. Fort. Homme de fer. Parce que c’est un hologramme, le regard nous suit ; partout dans la chapelle, on est sous le regard de Krug.
Je mets un genou en terre. Je lève les mains. Paumes vers le haut.
Soumission à la Volonté de Krug !
Je suis sidéré. Bien que j’aie été mis au courant avant, je suis quand même sidéré. Est-ce ainsi dans le monde entier, demandai-je. Les androïdes faisant des salamalecs à mon père ? Murmure presque inaudible. Oui, dit-elle. Nous lui rendons hommages. Krug-soit-loué !
Cet homme que je connais depuis ma naissance. Ce constructeur de tour, cet inventeur d’androïdes. Un dieu ? Je manque éclater de rire. Suis-je Fils de Dieu ? Le rôle ne me va pas. De toute évidence, personne ne m’adore ici. Je suis une arrière-pensée ; je suis en dehors de la théologie.
Nous nous relevons. D’un imperceptible geste de la tête, Lilith me dirige vers le fond de la chapelle, et nous nous agenouillons. Dans l’obscurité, je me sens plus à mon aise. Il y a peut-être dix à douze androïdes dans la chapelle, tous bêtas, à l’exception d’un alpha à genoux juste devant l’autel et qui nous tourne le dos. Quelques autres bêtas entrent, faisant les signes de rigueur. Personne ne fait attention à nous. Les distances sociales.
Tout le monde semble absorbé dans la prière.
C’est ça, le service, Lilith ?
Pas encore. Nous sommes un peu en avance. Vous verrez.
Les yeux de Krug me transpercent. Là-haut, il a presque l’air d’un dieu. Je lui retourne son regard. Que dirait-il, s’il savait ? Il rirait. Il se frapperait sur les cuisses. Il roterait de joie. Krug le dieu ! Jehovah Krug ! Siméon Allah ! Par Jésus-Christ, elle est bien bonne ! Et pourquoi ne m’adoreraient-ils pas, nom d’un chien ? Je les ai créés, non ?
Maintenant que mes yeux se sont habitués à la pénombre, j’examine avec plus d’attention les dessins des murs. Il ne s’agit pas, comme je l’ai cru d’abord, de dessins abstraits purement ornementaux. Non. Maintenant, je distingue les lettres de l’alphabet répétées à l’infini et couvrant chaque centimètre carré de mur. Pas toutes les lettres. Je regarde attentivement toutes les lignes, et je ne vois que A, U, G et C, qui se répètent suivant diverses combinaisons comme :
AUA AUG AUG AUU GAA GAG GAC GAU GGA
GGG GGC GGU GCA GCG GCC GCU GUA
GUG GUC GUU CAA CAG CAC CAU
Et cætera, et cætera. Qu’est-ce que c’est, Lilith ? Le sens ?
Le code génétique, dit-elle. Les triades ARN.
Oh, oui ! Soudain, je me souviens de Gamma Ville, la droguée slobie qui criait des lettres, GAAGAGGAC. Maintenant, je les vois sur le mur. C’est une prière ?
C’est la langue sacrée. Comme le latin pour les catholiques.
Je comprends.
Mais je ne comprends pas vraiment. J’accepte.
Je dis : en quoi l’autel est-il fait ?
C’est de la chair. De la chair synthétique.
Vivante ?
Évidemment. Venant droit de la Cuve, comme vous et moi. Pardon, pas comme vous. Comme moi. C’est un morceau de chair d’androïde.
Mais qu’est-ce qui la garde en vie ? Je ne vois pas d’organes, rien.
Elle reçoit des fluides nutritifs par le bassin. Des injections de quelque chose par-dessous. Mais elle vit. Elle pousse. Il faut la retailler aux dimensions du bassin, de temps en temps. Elle symbolise notre origine. Pas la vôtre. La nôtre. Il y a un morceau de chair semblable dans toutes les chapelles. Sorti de l’usine en contrebande.
Comme les déchets.
Comme les déchets, oui.
Et moi qui croyais que les mesures de sécurité étaient strictes, dans les usines d’androïdes, dis-je.
Lilith m’adresse un clin d’œil. Je commence à me sentir membre de la conspiration.
Maintenant, trois androïdes entrent par le fond de la chapelle. Deux bêtas et un alpha, portant des étoles de brocard sur lesquelles sont brodées les triades du code génétique. Il y a en eux quelque chose de sacerdotal. Le service va commencer. Comme ils s’agenouillent tous les trois devant l’autel, tout le monde fait le signe Krug-soit-loué, puis le signe Krug-nous-préserve. Je fais comme eux.
Ce sont des prêtres ?
Des officiants, plutôt, dit Lilith. Nous n’avons pas exactement ce qu’on appelle des prêtres. Nous avons des castes variées qui jouent différents rôles dans les différentes cérémonies, suivant la structure et la composition du rituel. L’alpha est un Préservateur. Il entre dans un état de transe qui le met en communion directe avec Krug. Les deux bêtas sont des Projecteurs. Ils amplifient et projettent ses émotions sur les fidèles. Dans d’autres cérémonies, il y a des Engouffreurs, des Transcendeurs ou des Protecteurs qui officient, avec l’assistance de Soumetteurs, Sacrificateurs ou Répondeurs.