— Nous ne leur trouvons aucun sens mathématique. Ils ne forment pas une progression arithmétique immédiatement intelligible. Les cryptographes nous ont fourni au moins cinquante interprétations, toutes également ingénieuses, ce qui les rend toutes également suspectes. Nous pensons que les nombres ont été choisis au hasard.
— À quoi sert un message qui n’a pas de contenu intelligible ?
— Le message se suffit à lui-même : c’est un cri poussé à travers la galaxie. Il nous dit : Écoutez, nous avons les techniques de transmissions, nous sommes capables de pensée rationnelle, nous recherchons le contact avec vous !
— En supposant que vous ayez raison, quel genre de réponse pensez-vous y faire ?
— J’ai l’intention de dire : Hello ! nous vous entendons, nous avons capté votre message, nous vous saluons, nous sommes intelligents, nous sommes des humains, nous souhaitons ne plus être seuls dans le cosmos.
— En quelle langue le leur direz-vous ?
— Dans le langage des nombres aléatoires. Et aussi, de nombres pas tellement aléatoires. Hello ! hello !, 3,14159, vous avez entendu ?, 3,14159, le rapport du diamètre à la circonférence !
— Et comment le leur direz-vous ? Au moyen du laser ? Des ondes radio ?
— Trop lent. Trop lent. Je n’ai pas le temps d’attendre que des radiations radiomagnétiques fassent l’aller-retour. Nous parlerons aux étoiles au moyen des ondes tachyon, et je parlerai de Siméon Krug au peuple des étoiles.
Krug tremblait sur la table. Les masseuses androïdes pinçaient et pétrissaient ses chairs, enfonçaient leurs phalanges dans ses muscles massifs. Essayaient-elles d’imprimer le nombre mystique dans ses os ? 2-4-1, 2-5-1, 3-1 ? Où était le 2 manquant ? Et même s’il avait été diffusé avec les autres, quel aurait été le sens de la série 2-4-1, 2-5-1, 2-3-1 ? Aucun sens. Le hasard. Le hasard. Bribes d’informations sans signification. Rien de plus que des nombres se succédant de façon abstraite, et pourtant ils transportaient le message le plus important que l’univers eût jamais reçu :
Nous sommes là
Nous sommes là
Nous sommes là.
Nous vous appelons.
Et Krug répondrait. Il frissonna de plaisir en pensant à sa tour terminée et aux ondes tachyon se déversant dans la galaxie. Krug répondrait, Krug le rapace, Krug l’homme d’affaires insensible, Krug le manant avide d’or, Krug l’industriel, Krug le gros paysan, Krug l’ignorant, Krug le grossier. Moi ! Moi ! Moi ! Krug ! Krug !
— Dehors ! aboya-t-il aux androïdes. Terminé !
Les filles détalèrent. Krug se leva, remit lentement ses vêtements, traversa la pièce pour passer la main sur les lumières jaunes.
— Messages ? dit-il. Des visiteurs ?
La tête et les épaules de Léon Spaulding apparurent entre ciel et terre, se détachant sur l’écran invisible d’un projecteur à vapeur de sodium.
— Le docteur Vargas est là, dit l’ectogène. Il attend dans le planétarium. Vous voulez le recevoir ?
— Naturellement. J’y vais. Et Cannelle ?
— Elle est rentrée en Uganda, dans la maison du lac. C’est là qu’elle vous attendra.
— Et mon fils ?
— Il inspecte l’usine de Duluth. Vous avez des instructions à lui donner ?
— Non, dit Krug. Il sait ce qu’il a à faire. Maintenant, je vais voir Vargas.
L’image de Spaulding disparut. Krug entra dans l’ascenseur et s’éleva rapidement vers le dôme du planétarium, situé tout en haut du bâtiment. Sous son toit de cuivre, la mince silhouette de Niccolo Vargas se promenait de long en large. À sa gauche, une vitrine contenant huit kilos de protéotides d’Alpha du Centaure V ; à sa droite, un cryostat trapu, dans les profondeurs glacées duquel on voyait vaguement vingt litres de fluide tirés de la mer de méthane de Pluton.
Vargas était un petit homme passionné, au teint clair, pour qui Krug ressentait un respect confinant à la crainte : un homme qui avait passé tous les jours de sa vie d’adulte à rechercher la civilisation dans les étoiles, et qui avait maîtrisé tous les aspects du problème des communications interstellaires. La spécialité de Vargas avait laissé son empreinte sur son visage : quinze ans plus tôt, s’étant imprudemment exposé au rayon d’un télescope à électrons dans un moment d’excitation intolérable, Vargas s’était brûlé le côté gauche du visage, au-delà de tout espoir de réparation tectogénique. On avait fait repousser son œil perdu, mais on n’avait pas pu faire grand-chose contre la décalcification des os sous-jacents, à part les étayer d’un bourrage de béryllium, de sorte que, à présent, une partie du crâne et de la joue de Vargas avait un aspect à la fois effondré et ratatiné. De telles difformités étaient rares à une époque où la chirurgie esthétique se pratiquait couramment ; mais Vargas ne désirait apparemment pas se soumettre à d’autres opérations de réfection faciale.
Vargas eut son habituel sourire torve quand Krug entra.
— La tour est magnifique ! dit-il.
— Elle le sera, corrigea Krug.
— Non, non. Elle est déjà magnifique. Quel torse admirable ! Quelle sveltesse, Krug ! Quelle masse, quel élan vers le ciel ! Savez-vous ce que vous construisez là, mon ami ? La première cathédrale de l’âge galactique. Dans les millénaires à venir, bien longtemps après que la tour aura cessé de fonctionner en tant que centre de communications, des hommes viendront la voir, ils s’agenouilleront, ils baiseront son épiderme si lisse, et vous béniront pour l’avoir construite. Et pas seulement des hommes.
— Cette idée me plaît, dit Krug. Une cathédrale ! Je n’y avais jamais pensé. (Il aperçut le cube informatif que Vargas tenait dans sa main.) Qu’est-ce que vous avez là ?
— Un cadeau pour vous.
— Un cadeau ?
— Nous avons suivi les signaux jusqu’à leur source, dit Vargas. J’ai pensé que vous aimeriez voir leur étoile mère.
Krug bondit.
— Pourquoi avez-vous tant attendu pour m’apprendre ça ? Pourquoi n’avez-vous rien dit à la tour ?
— La tour, c’est votre fierté. Cela, c’est la mienne. Dois-je mettre le cube en route ?
Krug montra avec impatience l’appareil récepteur. Vargas y inséra prestement le cube et activa la sonde. Des faisceaux bleuâtres de lumière interrogeante percèrent la dentelle de cristal, dénichant les bribes d’informations qu’elle contenait.
Les étoiles fleurirent au plafond du planétarium.
Krug était dans la galaxie comme chez lui. Ses yeux reconnurent les repères familiers : Sirius, Canopus, Véga, Capella, Arcturus, Bételgeuse, Altaïr, Fomalhaut, Deneb, les phares les plus brillants du ciel, disséminés sur le dôme au-dessus de sa tête. Il chercha les étoiles proches, situées dans un rayon de douze années-lumière, et que les sondes stellaires de l’homme avaient atteintes au cours de sa vie : Epsilon de l’Oiseau Indien, Ross 154, Lalande 21185, l’Étoile de Barnard, Wolf 359, Procyon, 61 du Cygne. Il regarda vers le Taureau et vit la rouge Aldébaran briller en face, avec les Hyades groupées en arrière-plan et les Pléiades brûlant dans leur épais linceul. Au plafond, les configurations ne cessaient de se modifier, à mesure que croissaient les distances. Krug sentait comme un tonnerre dans sa poitrine. Vargas n’avait rien dit depuis que le planétarium s’était animé.
— Eh bien ? demanda enfin Krug. Qu’est-ce que je suis censé voir ?
— Regardez vers le Verseau, dit Vargas.
Krug parcourut le nord du regard. Il suivit la route familière : Persée, Cassiopée, Andromède, Pégase, le Verseau. Oui, il était là, l’ancien Porteur d’eau, entre les Poissons et le Bélier. Krug s’efforça de se rappeler le nom de quelques étoiles majeures de la constellation du Verseau, mais n’en trouva aucun.