À quelle caste appartenez-vous ?
Aux Répondeurs.
Et Thor Watchman ?
Préservateur.
À l’autel, l’alpha commence à psalmodier : CAU UUC UCA CGA. CCG GCC GAG AUC.
Tout le service va être en code ?
Non. C’est juste pour créer l’atmosphère.
Qu’est-ce qu’il dit ?
Devant nous, deux bêtas se retournent et nous fusillent du regard. Ils nous font « chut ». Ils voient que nous sommes des alphas et se mordent les lèvres.
Lilith murmure, encore plus bas : Il dit : Nous sommes sortis du sein de Krug et nous retournerons à Krug.
GGC CUU UUC GAG.
Krug est notre créateur, et notre protecteur, et notre libérateur.
UUC CUG CUC UAC.
Krug, nous Te supplions de nous conduire vers la lumière.
Je n’arrive pas à comprendre le code. Les symboles ne correspondent pas au sens. Quel est le symbole qui représente Krug ? Quelle est la grammaire de ce langage ? Je ne peux pas interroger Lilith ici. On nous regarde. Qu’ils sont bruyants, ces alphas. Ne respectent-ils donc rien ?
Les Projecteurs émettent des accords graves et vibrants. Le Préservateur continue à psalmodier le code. Lilith commence à jouer le rôle de Répondeur, faisant écho à la psalmodie. Les lumières s’assombrissent et se rallument. Le fluide de l’autel bouillonne plus violemment. L’image de Krug semble resplendir. Ses yeux me percent jusqu’à l’âme.
Maintenant, je comprends à peu près la moitié des paroles du service. Mêlées au code, elles demandent à Krug de sauver les Enfants de la Cuve, de leur donner la liberté, de les élever au niveau des Enfants de la Matrice. Elles disent le jour où la Matrice et la Cuve, la Cuve et la Matrice ne feront plus qu’un. Avec une infinité de signes Krug-nous-préserve, ils supplient Krug de leur accorder sa miséricorde. Krug ! Krug ! Krug ! Krug ! Ici, tout tourne autour de l’idée d’un Krug miséricordieux !
Je commence à comprendre. Il s’agit d’un mouvement égalitaire ! C’est un front de libération des androïdes !
Krug notre maître, conduis-nous à notre vraie place, auprès de nos frères et de nos sœurs par la chair.
Krug, sauve-nous.
Krug, mets fin à nos souffrances.
Krug-soit-loué.
Gloire à Krug.
L’intensité du service s’accroît. Tout le monde chante, psalmodie, fait des signes, y compris plusieurs que Lilith ne m’a pas appris. Lilith elle-même est totalement absorbée dans la prière. Je me sens isolé, sacrilège, indiscret, en les entendant prier leur créateur, mon père, qui est leur dieu. Pendant de longues périodes, seul le code est utilisé, mais certaines formules familières reviennent sans interruption. Krug, descends sur nous et sauve-nous. Krug, accorde-nous ta bénédiction. Krug, mets un terme à ce temps d’épreuves. Krug, nous avons besoin de toi. Krug Krug Krug Krug Krug Krug. À chaque Krug, je frissonne, mes omoplates frémissent. Je n’avais jamais rien soupçonné de tout cela. Comment ont-ils fait pour garder ce culte si secret ? Krug le dieu. Mon père le dieu. Et moi aussi je suis Krug. Si Krug meurt, qu’est-ce qu’ils adoreront ? Comment un dieu peut-il mourir ? Est-ce qu’ils prêchent la résurrection de Krug ? Ou le Krug terrestre n’est-il qu’une manifestation transitoire du Krug céleste ? Ce sont certains passages du service qui me donnent cette idée.
Maintenant, ils chantent tous ensemble, en un vibrant unisson :
AAA AAG AAC AAU à la gloire de Krug.
AGA AGG ACG AGU à la gloire de Krug.
ACA ACG ACC ACU à la gloire de Krug.
Ils lui offrent tout le code génétique, ligne par ligne. Je suis sur une colonne du mur. Soudain, j’entends ma propre voix qui se joint au chant :
GAA GAG GAC GAU à la gloire de Krug.
GGA GGG GGC GGU à la gloire de Krug.
Lilith se retourne et me sourit. Son visage est rouge et rayonnant, excité, exalté, presque comme dans l’amour. Elle hoche la tête pour m’encourager.
Je chante plus fort.
GCA GCG GCC GCU à la gloire de Krug.
GUA GUG GUC GUU à la gloire de Krug.
Et cela continue encore et encore, tonalité étrange, personne n’attaquant franchement la note, et pourtant tout le monde restant parfaitement à l’unisson, comme si les androïdes réglaient leur chant sur des intervalles différents d’une gamme différente. Mais je m’adapte facilement, et je continue à chanter jusqu’à la fin : UUA UUG UUC UUU à la gloire de Krug.
Nous nous levons. Nous nous approchons de l’autel. Debout épaule contre épaule, Lilith à ma gauche et un bêta à ma droite, nous posons nos mains sur ce bloc de chair vivante. Il est tiède et visqueux ; il frémit quand nous le touchons. Ses vibrations nous traversent. Nous psalmodions Krug, Krug, Krug, Krug, Krug.
Le service est fini.
Certains androïdes sortent. D’autres restent, semblant trop épuisés par cette expérience pour partir tout de suite. Je me sens épuisé moi-même, et pourtant j’ai à peine participé. C’est une communion religieuse intense. On dit que la religion est morte, que ce n’est plus qu’une coutume antique et bizarre tombée en désuétude ; mais non, pas parmi ces gens. Ils croient en des pouvoirs supérieurs et en l’efficacité de la prière. Ils pensent que Krug écoute. Krug écoute-t-il ? Krug a-t-il jamais écouté ? Mais ils le pensent. Et s’il n’écoute pas maintenant, disent-ils, il écoutera un jour. Et qu’il rompra les chaînes de leur esclavage. L’opium des masses, alors ? Mais les alphas croient aussi.
Je demande à Lilith : il y a combien de temps que ça existe, cette religion ?
Bien avant ma naissance.
Qui l’a inventée ?
Cela a commencé à Stockholm. Un groupe d’alphas. Elle s’est rapidement répandue. Maintenant, il y a des fidèles dans le monde entier.
Tous les androïdes sont-ils croyants ?
Non, pas tous. Les gens du P.E.A. ne sont pas croyants. Nous prions pour des miracles et la grâce divine, et ils sont pour l’action politique directe. Mais nous sommes plus nombreux qu’eux. La plupart d’entre nous sont croyants. Plus de la moitié. Pratiquement tous les gammas, la plupart des bêtas, et beaucoup d’alphas.
Et vous croyez que si vous continuez à demander à Krug de vous sauver, il vous sauvera ?
Lilith sourit. Que pourrions-nous espérer d’autre ?
Vous vous êtes déjà adressé directement à Krug ?
Jamais. Voyez-vous, nous distinguons entre Krug l’homme et Krug le Créateur, et nous pensons… Elle secoue la tête. Ne parlons pas de cela ici. Quelqu’un pourrait nous entendre.
Nous nous dirigeons vers la porte. À mi-chemin, elle s’arrête, revient sur ses pas, prend quelque chose dans une boîte au pied de l’autel. Elle me le tend. C’est un cube informatif. Elle le branche, et je lis les mots qui apparaissent :
Au commencement était Krug, et Krug dit : « Que les Cuves soient. » Et les Cuves furent.
Et Krug vit que cela était bien.
Et Krug dit : « Qu’on verse des nucléotides à haute énergie dans les Cuves. » Et l’on versa des nucléotides, et Krug les mélangea jusqu’à ce qu’ils ne forment qu’une seule masse.
Et les nucléotides formèrent des molécules lourdes, et Krug dit : « Que le père et la mère soient ensemble dans la Cuve, et que les cellules se divisent, et que la Vie naisse dans les Cuves. »